Madame
Avril 1934
Je viens avec
plaisir, ainsi que je vous l’ai promis, vous parler de l’œuvre de Gide.
Je ne dis rien d’aujourd’hui des Nourritures terrestres car
bien souvent déjà j’y ai fait allusion ici. C’est ce que je considère
comme oeuvre maîtresse. Voyons donc un
peu L’Ecole des femmes et Robert (N.R.F). André Gide nous a lui-même invités à distinguer parmi
ces œuvres d’imagination, celles qui, — la sotie des Caves du Vatican,
par exemple, ou les Faux-Monnayeurs, son premier roman — procèdent
d’une technique personnelle et les « récits » plus conformes à la
tradition classique à laquelle se rattachent ces deux chefs-d’œuvre : La
Porte Etroite et La Symphonie Pastorale. C’est au deuxième
groupe qu’appartient L’Ecole des Femmes ; [on le]
disait en mai dernier, quand parut le livre ; il faut le répéter
après la publication de son « supplément », Robert, qui loin
de briser inconsidérément le cadre primitif, en approfondit le contenu
psychologique et précise les intentions de Gide avec la souveraine
lucidité d’un ouvrage de maître. En adoptant ce
titre, L’Ecole des Femmes, Gide feignait qu'il lui eût été suggéré par
la Geneviève (délicat hommage à la libération chez les jeunes esprits
féminins) qui lui confiait les deux cahiers écrits par sa mère. Dans
le premier, daté de 1894, Eveline, fiancée à 18 ans, exprimait sa dévotion
pour le grand homme qui allait devenir son mari et décrivait son bonheur
pendant les dix semaines où il fut sans mélange. Le second journal
débutait le 2 juillet 1914 : Eveline ne l'écrivait plus, pour
Robert, mais pour elle-même, pour justifier sa décision
de quitter le mari qu'à présent elle méprisait. Non point que Robert
fût brutalement un hypocrite, mais, plus dangereusement, un comédien
sincère qui réussissait toujours à couvrir ses mesquineries des sentiments
les plus avantageusement nobles. Le drame ensuite était l'effort d'Eveline
pour se libérer, effort d'autant plus pénible que toutes les apparences
d'honnêteté demeuraient acquises à Robert, que leurs amis communs trouvaient
dans la vertu même d'Eveline une raison pour lui conseiller
de ne pas abandonner son foyer. Il fallait la guerre et un cri imprudent
de Robert lorsqu'il se sentit à l'abri du danger pour permettre à Eveline
le départ vers un hôpital de contagieux, où la mort ne tardait guère à répondre à son
appel. Je parlais tantôt
de la maîtrise de Gide ; je dirais volontiers que dans L'Ecole
des Femmes il la pousse jusqu'à la virtuosité : le premier
cahier d'Eveline représente un véritable tour de force : car à travers
les éloges de la jeune fille et sans qu'elle soit diminuée par son
erreur, nous n'avons pas cessé, nous, de deviner combien Robert est
indigne d'elle. Jamais Gide n'avait mieux réussi que dans cette épure
psychologique d'une puissante sobriété à donner au déroulement de la
vie quotidienne la plénitude d'une création artistique. Mais lorsqu'on
avait accordé à l'œuvre le tribut d'admiration qu'elle méritait, deux
problèmes continuaient à se poser pour le lecteur. Pourquoi, malgré la
souplesse quasi-racinienne de ses analyses, le récit demeurait-il,
dans une atmosphère cornélienne où les sens ne jouaient aucun rôle,
où les sentiments obéissaient aux jugements, où l'amour et l'estime étaient
si étroitement associés que l'un mourrait avec l’autre ? Et, d'autre
part, Robert n'avait-il rien à dire pour se défendre contre l'acte
d'accusation dressé par sa femme ? Le critique Ernst-Robert
Curtius formula cette seconde question dans une lettre à André Gide
qui répond en lui dédiant, Robert. Réponse double car, en prétendant
se justifier humblement, Robert montre qu’il avait tout fait pour qu’Eveline
le considérât comme une manière d'idole. Car il ne lui reproche que
d'avoir manqué à la mission éternelle des femmes, qui est (selon lui)
d'entretenir le culte des vérités inébranlables. Mais il s'identifie
avec ces vérités. Non, certes, qu'il se tienne pour un saint homme ;
mais, soutenu par son confesseur, fidèle lecteur des Etudes, il
s’est toujours préservé de ces idées dissolvantes et individualistes
auxquelles la pauvre Eveline a succombé. Devant ce portrait de Robert,
certains critiques traiteront de pamphlet le supplément à L’Ecole
des femmes. Gide a été, depuis quelques années, violemment attaqués
par les catholiques, et non seulement pas les spécialistes comme Henri
Massis et le R. P Poucel, mais aussi par d’anciens amis qui, après Numquid
et tu ? avaient espéré le rallier à leur cause ; peut-être
lui ont-ils ainsi rendu particulièrement sensibles ces équivoques qui
leur permettent de condamner un être humain au nom de la charité chrétienne.
Mais je ne crois pas que le désir de se venger, si ce désir a existé,
ait été primordial pour Gide ; un lecteur attentif retrouvera,
en effet, chez Robert plus d’un trait commun avec l’image que l’auteur
d’André Walter et de Si le grain ne meurt a tracée de
lui-même en son adolescence. Si bien que la satire dans Robert porte
sur ce fantôme vertueux derrière lequel s’ils sont médiocres, le catholique
et le protestant s’abritent avec la même complaisance. Pourtant, Robert n’est
pas essentiellement une satire. Sans doute, pour réhabiliter complètement
Robert, aurait-il fallu l’élan lyrique de Browning. Gide, romancier,
n’a pas visé à cette rédemption par la poésie. Il a revécu Robert dans
son existence familière, si l’on peut dire, il a regardé Eveline avec
ses yeux, il a exprimé certaines de ses pensées en des phrases parfois émouvantes.
Mais c’est la logique interne du personnage que le contraignait à écrire,
lorsqu’il juge Eveline perdue pour lui en ce monde et dans l’autre : « C’est cette
considération qui, avec l’aide de la Providence, m’amena à me remarier,
un temps décent après mon veuvage. Dieu voulant bien avoir égard au
grand besoin que j’éprouvais de m’assurer d’une compagne pour le peu
de temps qu’il me reste à vivre sur terre, et aussi pour l’éternité,
si pourtant Dieu, qui doit alors emplir nos cœurs, n’absorbe pas en
Lui tout amour ». On conviendra que ce Tartuffe moderne égale
pour l’onction l’ancêtre qu’il dépasse en complexité. Faut-il donc,
comme le titre semble y inviter, voir dans L’Ecole des femmes un
hommage au « naturisme » de Molière ? Je crois l’enseignement
de Gide plus subtil et que l’exemple d’Eveline (le récit de sa mort
forme une des plus belles scènes de Robert) ne signifie point
qu’il faille quitter la croyance au péché originel pour proclamer une
théorie de la bonté naturelle de l’homme. Ce que Gide affirme une fois
encore, c’est la nécessité de se libérer de tous les préjugés. L’idéal
d’un esprit non prévenu. |
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