Notre Temps
André Berge
Nous avons pris
l'habitude de chercher André Gide dans ses œuvres : c'est pourquoi
nous sommes toujours surpris et — avouons-le — un peu déçus, lorsqu'il
nous conte, avec la sobriété classique qu'il affectionne secrètement,
une simple histoire dont les personnages ne paraissent à aucun degré ses
hypostases et ne représentent en rien l'idée gidienne que
nous avions accoutumé de poursuivre. L'Ecole des femmes, malgré toute
sa perfection, nous déconcerte parce qu'il nous semble qu'un autre écrivain
aurait aussi bien pu l'écrire (non pas un écrivain médiocre, cependant !).
Ainsi les auteurs, comme les acteurs, sont prisonniers du genre qu'ils
ont créé : et peut-être devons-nous trouver là l'explication de
cette entreprise nouvelle d'un homme qui répugne à toutes les limites
et rejette toutes les tyrannies, même celles de son public et de ses
personnages. Dans ce livre, l'héroïne
est une femme qui nous confie — sous forme de journal intime — les
phases d'espoir et de déception de son unique amour. Elle est seule
en scène, devant nous, et pourtant ce n'est peut-être pas elle qui
nous paraît occuper le premier plan. Le dessin de son caractère ne
nous satisfait pas tout à fait : un peu forcé par endroits, un
peu théorique, un peu trop construit, il nous semble une création intellectuelle
plutôt qu'intuitive. A vrai dire, cette femme n'est que l'observateur,
l'instrument d'optique à travers lequel il nous est permis de suivre
dans tous ses détails un drame de chaque jour. Mais l'être que nous
avons le plus présent devant les yeux, c'est ce Robert qui a suscité l'enthousiasme
passionné d'une jeune fille sentimentale et qui, ensuite, s'est lamentablement « dégonflé » devant
elle comme une baudruche, parce que tout son sublime n'était fait que
de belles phrases et de grands mots. Une nullité banale ! pensons-nous
d'abord ; mais, à je ne sais quels traits subtils, nous le soupçonnons
d'être plus humain que son apparence ; et nous regrettons de n'avoir
pas son journal intime à lui aussi. Qui nous dit que ce n'est pas un
pauvre anxieux qui cherche un remède à la détresse morale dans toutes
les belles illusions de la parole ? Et il me vient à l'esprit
que son cas est peut-être plus pathétique dans le fond que celui de
la petite oie blanche qui devient femme incomprise et pour laquelle
Gide ne trouve d'ailleurs pas des accents bien émouvants. Cette personne
raisonne trop bien : elle n'est pas le cœur du livre, mais en
serait bien plutôt le cerveau. Et voici que nous nous demandons si
ce n'est pas derrière elle que l'écrivain, cette fois, s'est dissimulé pour
montrer, expliquer et suggérer, sans jamais se laisser voir lui-même. |
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