L’Opinion

 

20 juin 1929

André Thérive

 

M. André Gide a naguère essayé de donner, dans les Faux-Monnayeurs, l'exemple du seul roman qu'il trouve digne de ce nom ; il a médité longuement sur la théorie de ce genre difficile, et un des fruits de sa réflexion fut que le roman pur n'a guère été pratiqué en français. S'il est même praticable pour nôtre goût, c'est une autre question, à moins que ce ne soit justement la même... Toujours est-il que M. Gide, inconstant dans ses travaux comme tous les esprits curieux et délicats, revient brusquement au roman dépouillé et linéaire qu'il appelle ostensiblement le récit. Telle est la nouvelle Ecole des Femmes (1) qu'il vient de publier, et qui est très digne d'être comparée aux autres ouvrages de la même technique ; il ne faut pas dire en effet : de la même veine.

Ils ont tous pour caractère de laisser au lecteur un léger goût de trop peu. Tous, même L’Immoraliste, et même La Porte étroite, qui sont les plus étoffés et les plus chargés de sens profond. La concision n'est pas forcément la précision, et le grand art consiste dans cette brièveté, à impliquer tout ce que le lecteur a la charge de deviner, s'il est intelligent, d'imaginer, s'il est imaginatif. M. Gide a écrit quelque part cette définition parfaite du classicisme, à savoir qu'il dit plus qu'il n'exprime, au rebours du romantisme qui exprime plus qu'il n'a à dire. La première formule convient merveilleusement à ces petits romans qui présentent une histoire simple, qui dessinent au trait des figures nettes et peu mobiles, et qui cependant laissent une vibration durable. Ce mot de vibration est aussi du répertoire de M. Gide. Devant un si bon critique on a des scrupules à critiquer à son tour. Mais on peut toujours expliquer.

L'Ecole des Femmes se présente comme une menue anecdote de la vie conjugale. Eveline, petite fille de bonne bourgeoisie, épouse Robert ; elle l'aime et l'admire. Vingt ans après elle ne l'aime ni surtout ne l'admire plus. Mais elle a juste la force de se l'avouer et point celle de quitter son mari. C'est sans doute sa fille qui vivra libérée et incarnera la nouvelle jeunesse du monde... Voilà. J'ai réduit par exprès l'histoire à ce schéma. Elle est contée sous forme de journal intime ; deux fragments séparés, l'un de 1894, l'autre du temps de la guerre. Aucun réalisme, aucune péripétie ; et même, si M. Gide souffre de telles observations, un dédain excessif des circonstances matérielles. Je me demande si, Sadi-Carnot régnant, une jeune fille de ce monde-là faisait toutes ses sorties seule avec son fiancé ; et je suis sûr, en tout cas, qu'elle n'allait pas alors aux ballets russes (p. 79). Mais l'auteur répliquerait que ce sont là des scrupules bons pour les romanciers, espèce qui équivaut, dans la littérature, aux entrepreneurs de maçonnerie et aux tailleurs de pierre.

Ce qui est ravissant dans l'Ecole des Femmes, c'est la justesse de la physiologie et la délicatesse extrême avec laquelle, sans explication, sans commentaire, sans l'ombre d'une vue abstraite, s'évoquent des sentiments, des types généreux et, finalement, des figures particulières, très vivantes, bien que réduites à la silhouette. Le roman ou la vie, si on veut, est ici en filigrane de l'œuvre d'art. Mais c'est un plaisir exquis de les reconnaître et, en somme, de trouver authentique, bien touchée, l'observation des âmes et des mœurs : Eveline est une femme modeste, vertueuse, sans culture ni prétention, sans ombre de méchanceté, sans trace de libertarisme. Robert est un hypocrite, sérieux, solennel et sans doute un crétin, mais de ceux qui mettent une patience, un courage étonnants, une sorte de génie, à tenir leur personnage dans le monde. Inutile de vous dire qu'il est bien-pensant, presque autant que feu Amédée Fleurissoire des Caves du Vatican. M. Gide a dû se délecter à évoquer ce garçon chargé de tous les péchés de son monde ; et il a dû trouver un plaisir plus suave et plus subtil à le faire triompher à la fin.

Car vous pensez bien que l'ordre triomphe, la morale, l'aveuglement des êtres incapables de conquérir leur bonheur. Bref, tout ce qu'exécre M. Gide, tout ce qu'il s'efforce de détruire secrètement. Oh ! pas comme un révolté, un iconoclaste. Bien plutôt avec la sourde prudence d'un taret qui ronge le bois. Ici les mœurs anciennes, la tradition sont malgré tout présentées comme n'en ayant plus pour longtemps. La fille d'Eveline le dit à sa mère en termes fort élégants : « Il y a des choses, vois-tu, que tu m'as appris à penser et que tu n'oses pas penser toi-même, des choses auxquelles tu crois que tu crois encore, et auxquelles, moi, je sais que tu ne crois plus du tout ». N'importe, l'édifice tient encore debout ; sur la charpente menacée, la façade au moins semble passablement crépie.

Et peut-être même y a-t-il quelque chose de plus solide encore, un ciment qui n'est autre — M. Gide serait tout près d'admettre cette dernière dérision — que l'amour sincère que nourrissent les uns pour les autres les imbéciles... Car Eveline n'a pas vraiment cessé d'aimer Robert, ni même Robert, ce lâche, ce tartufe, ce doucereux brutal, cet égoïste attendri, d'aimer Eveline. Et s'il en est ainsi, c'est pis que tout : il n'y a guère au monde que des gens qui ne méritent pas la liberté. Si M. Gide les étudie et nous les montre, c'est peut-être pour avoir de meilleures raisons de mépriser le troupeau. On emporte de ses livres l'impression âcre et triste, éminemment malsaine (pour employer le vocabulaire courant) que les préjugés sociaux ou moraux sont les plus grands ennemis de l'homme et que d'ailleurs l'homme vit assez bien en leur compagnie. Satan est le plus beau des anges ; mais après tout, c'est un ange. M. Gide ne fait guère état des « pauvres bougres » dans son système de nietzschéisme esthétique ; et comme le disait à l'Immoraliste son épouse sacrifiée « ta morale n’est pas bonne pour les faibles ». Or, les faibles seront toujours la majorité et d'autre part si tous les faibles devenaient des forts, ce serait un joli spectacle de chiennerie et de louverie, un égorgement universel...

J'oubliais de dire qu'Eveline s'engage comme infirmière dans un hôpital de contagieux où elle trouve la mort. C'est la guerre de 1914 qui fournit ainsi un dénouement commode à cette aventure que l'on concevrait bien calmée par la vie elle-même. Mais c'est aussi la mort qui est le vrai nom de la liberté tant vantée par M. Gide, de cette liberté qui répugne à l'existence et à ses lois.

 

(1)Librairie Gallimard.