Le Journal
27 Juin 1929
Georges Le Cardonnel
En avons-nous lu,
depuis quelques mois, des romans sur le couple humain, qui ont la forme
d'une confession ! C'était une confession que le Dieu des corps,
de M. Jules Romains. Si M. Martin-Maurice nous a épargné ce procédé dans Amour, terre
inconnue, nous l’avons retrouvé dans Climats, par M. André Maurois
et dans Miroir à deux faces, par M. Jacques Boulenger. Dans Climats,
le récit d'une femme commençait à partir du moment où se terminait
celui de son mari ; dans Miroir à deux faces, nous avions
le récit d'un même espace de temps par le mari, puis par sa femme.
Et voici que M. André Gide vient d'écrire à son tour un roman sur le
mariage dont il a pris le titre à Molière, l'École des Femmes,
et qui est le Journal tenu par une femme pendant les premiers mois
de son union : elle l'interrompit alors ; puis elle le reprend
vingt ans après. Ce Journal nous raconte une désillusion. Si M. André Gide
tirait une conclusion de son histoire, au lieu de nous en laisser le
soin, il pourrait dire à son tour, comme M. André Maurois et M Jacques
Boulenger, que l'amour n'est jamais qu'un malentendu. Mais, parlant du
chemin parcouru par le roman psychologique depuis Adolphe, n’observions-nous
pas à l'occasion d'Amour terre inconnue, qu'aujourd'hui les
romanciers ne veulent même plus s'arrêter au viscère du cœur ?
Nous n'avions pas prévu alors que M. André Gide n'y descendrait même
pas dans le roman qu'il publierait bientôt. Quel curieux homme que
M. André Gide ! Il est de ces écrivains qui peuvent causer toutes
les surprises. Celle que nous apporte son dernier livre est de l'ordre
le plus élevé. Geneviève D… dit
dans une lettre à M. André Gide, en lui adressant les cahiers du Journal
laissé par sa mère, que celle-ci mourut le 12 octobre 1916 à l’hôpital
X, où, depuis cinq mois, elle donnait des soins aux contagieux. L'auteur de ce
Journal fut une de ces femmes qui ont le tort de chercher l'absolu
dans un amour humain. Peut-être lui manqua-t-il
aussi la chaleur du cœur qui entretient l'humble charité quotidienne.
Elle crut qu'elle pouvait exiger de son mari Robert, qu'elle chérissait,
la même soif d'absolu qui la desséchait. De tels êtres ne sauraient
aimer sans désillusion que Dieu. Elle dit dans son Journal qu'elle
avait songé à se faire garde-malade ou petite sœur des pauvres. Ainsi
elle a accompli son destin quand elle a succombé, en soignant des contagieux,
pendant la guerre. Elle avait cru
que son mari Robert suffirait à donner un emploi à sa vie, qu'il serait
le guide qui la porterait vers le beau, vers le bien, vers Dieu. Elle
chérissait sans doute en lui l'idée qu'elle se faisait d'elle-même. Elle nous raconte
comment s'ouvrirent un jour douloureusement ses yeux. Ils s'étaient
promis, elle et Robert, d'écrire chacun de leur côté leur histoire : « Pour
moi, c'est facile, écrivait-elle dans les commencements de son journal.
Je n'existe que par lui. » Voici ce qui arriva.
Ils avaient fait le grand serment de ne pas se montrer le Journal,
l'un à l'autre : mais ils s’étaient convenus que celui des deux
qui mourrait le premier léguerait le sien au survivant. Un jour qu'elle
s'apprêtait à écrire leur soirée de la veille, Robert lui demanda à voir
ce qu'elle écrivait. Quand il sut que c'était son Journal, il montra
un si pressant désir de le lire que, lui dit-il, si elle s'y refusait,
elle risquait de gâter leur bonheur. Il fut si tendre qu'elle finit
par céder. Après, elle sentit qu'elle ne pourrait plus rédiger ce Journal
comme elle l'avait fait jusque-là, ne serait-ce que par pudeur. Robert
avait violé le temple où elle célébrait en secret le culte de son amour
pour lui. Mais voici qu'étant allée dans la chambre de son mari, elle
lui demanda à son tour son Journal qu'il lui avait promis de lui montrer
avant qu'elle lui eût donné à lire le sien. Il dut lui avouer alors
qu'il n’en avait jamais écrit une ligne, bien qu’il lui eût laissé croire
qu'il l'écrivait. Ce jour-là, le
charme de son amour pour Robert fut rompu. Elle cessa de croire se
reconnaître en cet homme. Elle le verrait désormais tel qu’il était :
un être parfaitement médiocre, chez lequel la hauteur des sentiments
n’était jamais qu'une apparence. C'est ce qu’elle conte dans le Journal
qu'elle reprend vingt ans après, à partir de juillet 1914, mais alors
pour elle seule. La guerre achève de montrer Robert dans sa triste
déchéance intérieure. Alors, cette femme éprise d'un absolu qu'elle
avait cru pouvoir aimer en Robert, va le chercher dans le sacrifice. Voilà qui nous
porte sur un plan plus haut que celui des autres romans de la désillusion
amoureuse que nous avons lus, ces temps derniers. C'est du meilleur
Gide, écrit avec simplicité, une sorte de frénésie sèche. |
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