Revue Universelle

15 novembre 1921

 

Henri Massis

 

L’Influence de M. André Gide

 

André Gide a réuni en un petit livre (1) d'étroit format, de texte dense, épais comme un bréviaire, les pages les plus significatives de l'œuvre qu'il a lentement conduite, entre sa vingtième et sa cinquantième année... et rien, à ce qu'on assure, ne lui semble plus important que ce choix qu'il a fait.

Trente années durant, M. Gide aura maintenu son regard sur sa jeunesse, courant après elle, essayant de la retenir en la revêtant de formes plus exquises, sans souci d'exprimer rien d'autre et ne souhaitant que de l'exprimer mieux. Est-ce pour s'en délivrer et comme pour en finir qu'il en exhume aujourd'hui les incessantes confidences ? Bien au contraire il s'y attarde, ne veut pas la quitter. Il n'est pas si dépris de lui-même qu'il consente à laisser se recouvrir d'ombre les images successives où il a mis de si longues complaisances ; il leur désire une nouvelle jeunesse, non plus celle que ses artifices s'épuisèrent à leur garder, mais celle-là plus savoureuse, plus imprévue, que donne aux œuvres la jeunesse qui les élit en s'y cherchant. C'est en elle qu'il entend désormais contempler son reflet. Tous ses maléfices, il les rassemble avec une hâte soudaine, comme pour une suprême et décisive conquête. Lui, jadis si secret et si rare, il ne se dérobe plus. Il lui tend, à cette ignorante, ce qu'elle n'aurait pas le goût de chercher, pressé qu'il est de la voir faire. Il guettait cet instant de ressaisir une influence dont nous avions banni les sortilèges : car sa génération et celle qui la suivit avaient été sévères pour André Gide ; l'un après l'autre, ses amis, ses disciples, s'étaient écartés, l'action les ayant contraints de choisir. Ce n'est pas pour eux que Gide s'efforce désormais. Au fond de lui-même, il les méprise, comme il méprise cette époque où l'action « moque la pensée » et qui n'a de considération que pour « ce qui peut être utile, servir ». Définitivement il rompt avec ces hommes « mal ressuyés de la guerre » et se tourne vers les consciences juvéniles, inquiètes, troublées — encore informes — qui s'interrogent. A la faveur d'un malaise, il veut surprendre leur ingénuité et leur offre son décevant miroir.

L'ordre que M. Gide a fait prévaloir, dans ces « morceaux choisis », le raccourci méthodique où il les expose, ce qu'il élit et ce qu'il repousse, tout cela fait de ces cinq cent pages un « bréviaire gidien » par excellence. Les questions d'art, de morale, de littérature d'abord ; et nous y retrouvons l'essentiel de Prétextes et la préface aux Fleurs du mal ; de l'œuvre elle-même, Paludes et le Voyage d'Urien, trop « symbolistes », sont exclus ; mais nous y rencontrons le Ménalque des Nourritures terrestres et de l'Immoraliste. Quelques pages des introuvables Cahiers d'André Walter où, dès sa vingtième année, M. Gide semble tel qu'aujourd'hui ; le Retour de l'Enfant prodigue dans son texte intégral. De la Porte étroite, le journal d'Alissa et des Caves du Vatican, celui de Lafcadio ; et pour clore le volume, comme une conclusion, des fragments de son Oscar Wilde et l'étrange Conversation avec un Allemand. Rien d'essentiel n'est omis, mais on remarquera que les œuvres plus exclusivement « littéraires » n'ont pas ici leur place ; aucun fragment d'Isabelle ni de la Symphonie pastorale, parce que dénués d'« influence » sans doute. Et André Gide se veut l'influence ; s'il n'influençait pas, il ne serait pas « intéressant ». Parlons donc, puisqu'il y prétend, de l'influence de M. Gide et de sa responsabilité. (2)

 

Au vrai, les deux choses n'en font qu'une. M. Gide n'y contredira pas, qui a écrit quelque part : « Que de Werthers secrets s'ignoraient qui n'attendaient que la balle du Werther de Goethe, pour se tuer ! » (3) L'affaire a donc trop de sens pour qu'il ne trouve pas légitime qu'on recherche quelle parole il décèle à ceux qui l'interrogent avant de parler et d'agir. Il influence, il veut influencer ; mais il entend que d'autres vivent pour lui ses idées, et risquent le danger de les expérimenter à sa place. Il donne l'impulsion, indifférent aux conséquences, professant que l'artiste ne doit pas s'en soucier, s'il ne veut aliéner la liberté de sa pensée. Cet antagonisme de l'esthétique et de la morale, toute l'œuvre de Gide le développe avec une insistance dont nous découvrirons le secret. Il n'a tant parlé de la « gratuité de l'art » que pour éluder la responsabilité de ses gestes, échapper à la prise. Son classicisme même n'est qu'une feinte suprême pour masquer la révolte de son âme où les démons assemblés se disputent.

Par ailleurs, nul plus que M. Gide ne semble hanté de morale ; et cela tient sans doute à sa formation puritaine. Ses réflexions sur la littérature sont toutes mêlées d'éthique (4), de citations des Évangiles, de saint Paul, de la Bible. Ses premiers livres se présentent sous la forme de petits traités moraux d'une perversité très méditée ; il a refait les Paraboles et les cas de mystique ou d'ascèse ont sur lui le plus singulier attrait. Et tout appliquée qu'elle soit à ne pas le résoudre, on peut dire que c'est le problème du bien et du mal, la notion du péché, qui est l'obsession de son œuvre. « Je vous aime, écrivait à Gide un de ses disciples, parce que vous êtes le seul homme hanté aussi tyranniquement par une foi, ou le regret d'une foi. » (5) C'était mal connaître cette âme refusée et s'abuser sur la nature d'une inquiétude où elle trouve son ravissement.

Ce mélange de moralisme et d'anarchie, de rigueur protestante et d'ivresse nietzschéenne (6), donne à l'œuvre où M. Gide se raconte, sur un « ton modéré de confessionnal », (7) le plus étrange aspect. Sa direction naturelle, celle que prend sa pensée quand elle s'abandonne à son penchant, — et il n'arrive pas à se persuader que ce ne soit la meilleure, — l'incline vers cette « force désagrégeante par quoi l'individu tend à se diviser, à se dissocier, à se risquer, à se jouer, à se perdre ». (8) Il ne la ramène vers l'ordre que par l'effort de sa raison pour en faire œuvre d'art. Et c'est à cela que nous devons cet anarchisme guindé, contraint, ce puritanisme esthétique jeté sur un fond inavouable.

Ce fond insoumis et pervers, plein de choses effrayantes dont il remue la vase, voilà proprement son domaine. « J'espère bien, dit-il, avoir connu toutes les passions, tous les vices; au moins les ai-je favorisés. » Il se plaît à l'anormal, aux régions inexplorées, marécageuses, « pleines de dangers neufs ». (9) « La société des pires gens m'était compagnie délectable », dit le Michel de l’Immoraliste. (10) Ces natures félines, autour de qui rôdent des puissances qu'on ne peut définir, ces complexes natures exercèrent toujours sur la curiosité de Gide une étrange fascination. Amour du plus risqué, goût de tourner autour du scandale, de s'y brûler le bout des doigts, curiosité du mal. « Le mal, dit un de ses héros, ce que l'on appelle le mal, peut être aussi désintéressé, aussi gratuit que le bien. On le fait par luxe, par besoin de dépense, par jeu. »

Dans les morceaux qu'il a choisis, M. Gide a eu bien garde de ne pas nous laisser oublier ce Lafcadio, dont « l'élégance de nature se reconnaît à ce qu'il agit surtout par jeu » et qu’« à son intérêt il préfère couramment son plaisir ». (11) Il reproduit les pages où Lafcadio, voyageant en chemin de fer et incommodé par la laideur d'un « petit vieux » son voisin, se demande : « Comment faire accroc à cette destinée ? »

 

Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit, comme une masse ; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ?

...Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule... Qu'il y a loin entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son jeu qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt. (12)

 

Lentement, froidement, Lafcadio compte jusqu'à dix et pousse son compagnon hors du wagon, pour rien, par curiosité de lui-même. (13)

Cette dangereuse curiosité de soi, c'est pourtant le principe de l'éthique d’André Gide, comme ce goût du pervers, celui de son esthétique. Et puisque Lafcadio est une créature de son âme, il est légitime que nous cherchions le secret de cette âme là où il l'a voulu cacher, dans l'intimité de son art.

André Gide, pour qui l'art est la seule contrainte acceptable et devant quoi toute morale doit fléchir, lui donne pour fondement : la sincérité individuelle : « Je hais, dit Michel dans l’Immoraliste, je hais tous les gens à principe. » Et Ménalque de reprendre : « Ils sont ce qu'il y a de plus détestable en ce monde. On ne saurait attendre d'eux aucune espèce de sincérité ; car ils ne font jamais que ce que leurs principes ont décrété qu'ils devaient faire, ou, sinon, ils regardent ce qu'ils font comme mal fait » (14) Donc, plus de différences, plus de dignités, plus de bien, plus de mal : « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable, dit-il ; choisir m'apparaissait non pas tant élire, que repousser ce que je n'élisais pas. » (15) Que tout ce qui peut être soit, voilà l'unique règle. Et M. Gide ajoute : « Désormais, je n'attends plus rien que de moi-même. Désormais, j'attends tout de moi ; j'attends tout de l'homme sincère et j'exige n'importe quoi, puisque aussi bien je pressens en moi les plus étranges possibilités. »

Qu'est-ce donc que la sincérité pour Gide ? Être sincère, c’est avoir toutes les pensées, c'est leur accorder le droit d'être pour cela seul qu'on les trouve en soi, car « rien de ce qui est en nous ne doit être différé ». Et pour ne vouloir négliger aucun élément de soi-même, c'est à ses inspirations les plus malsaines que Gide soumet son esthétique : « Tout doit être manifesté, dit-il, même les plus funestes choses. La question morale pour l'artiste n'est pas que l'idée qu'il manifeste soit plus ou moins morale et utile au plus grand nombre : la question est qu'il la manifeste bien. »

Mais Gide va plus loin encore. Il assure que « les régions basses, sauvages, fiévreuses, non nettoyées », offrent à l'artiste une « ineffable ressource » (16) et que « les hautes régions sont les pauvres » : « Si Racine, dit-il, atteignit lui-même aux hauts plateaux de la vertu, n'est-ce pas une secrète raison de son silence à l'apogée de sa carrière ; le peu d'épaisseur qu'il trouvait aux sujets en concorde avec sa piété. » (17) M. André Gide est de ceux qui refusent la vérité par crainte de s'appauvrir ; il croit l'erreur plus féconde que le vrai, parce que le vrai est un et que l'erreur est innombrable : d'où sa dilection pour le mal. « Le mal est aisé, dit Pascal, il y en a une infinité ; le bien presque unique ; mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. » C'est le propre de l'immoralisme gidien.

Nul autant que M. Gide n'en a fait une spécieuse manière et ne s'y est davantage complu. De son incapacité à étreindre, à posséder, de l'horreur et de l'effroi que la possession lui inspire, M. André Gide n'éprouve nul tourment ; et son âme se tient tout à la fois séduite et refusée. Tout geste, tout acte l'importune, en ce qu'il « crée de l'immobile, du définitif, là où il y avait d'exquises puissances ». (18) « Tous nos actes, dit-il, subsistent horriblement et pèsent. Ce qui pèse sur nous, c'est la nécessité de les refaire. » (19) Mieux vaut donc ne pas agir ; donner le branle lui suffit. Il en a fait l'aveu dans cette curieuse Conversation avec un Allemand qu'il avait publiée en revue et qu'il ne veut pas qu’on néglige. Elle est significative, en effet, comme la scène elle-même qui se déroula dans un de ces restaurants de gare où l'on risque moins d'être vu. L'Allemand sortait de prison, où il avait subi une condamnation pour vol : poussé par je ne sais quelle curiosité, il était venu à Paris dans le seul dessein de rencontrer André Gide. L'auteur de l'Immoraliste l'avait invité à déjeuner à l'hôtel, et comme l'autre lui disait : « L'action, c'est cela que je veux ; oui l'action la plus intense... intense... jusqu'au meurtre. » M. Gide, « désireux de bien prendre position », répondit : « Non... l'action ne m'intéresse point tant par la sensation qu'elle me donne que par ses suites, son retentissement. Voilà pourquoi, si elle m'intéresse passionnément, je crois qu'elle m'intéresse davantage encore commise par un autre. J'ai peur, comprenez-moi, de m'y compromettre. Je veux dire de limiter par ce que je fais, ce que je pourrais faire. De penser que parce que j'ai fait ceci, je ne pourrai plus faire cela, voilà qui me devient intolérable. J'aime mieux faire agir que d'agir. » (20)

Jamais l'immoralisme n'avait osé de plus cynique confidence. Comme à sa lueur étrange, tous les autres textes s'éclairent. Relisez, après cela, telles pages des Nourritures terrestres où Gide prélude à l'anarchique parabole de son Enfant prodigue : « Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché vers une vitre, à longtemps regarder la coutume d'une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d'un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait — et mon cœur se gonfla du désir de l'emmener avec moi sur les routes. Le lendemain je le revis, comme il sortait de l'école ; le surlendemain je lui parlai ; quatre jours après il quitta tout pour me suivre. Je lui ouvris les yeux devant la splendeur de la plaine ; il comprit qu'elle était ouverte pour lui. J'enseignai donc son âme à devenir plus vagabonde, joyeuse enfin — puis à se détacher même de moi, à connaître sa solitude » (21)

Éveiller le trouble qu'une âme portait en elle, lui en faire prendre conscience en se prêtant à demi, puis fuir dès qu'elle le presse, voilà tout l’enseignement d'André Gide, ce qu'il appelle son influence. André Gide est essentiellement l'homme qui se refuse. Toute affirmation le gêne, le brutalise en ce qu'elle oblige à prendre parti, ce qui est encore se livrer. Ce qu'il cherche, ce qu'il poursuit, c'est le plan fuyant par où échapper au contact. Il ne s'accorde le salut que dans la rigueur de la fuite. L'heure qu'il guette pour s'insinuer, entrer de biais, est celle où, comme dit Baudelaire, « il y a dans tout homme deux postulations simultanées (et c'est Gide qui souligne), l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». (22) Il ne fait de cet instant pathétique ses délices que parce qu'il attend la seconde victoire, alors que la première lui semble banale, sans surprise et qu'il est bien près d'y voir la défaite de l'homme. Comme Faust dans son apostrophe à Chiron, il s'écrie : « Guéri ! je ne veux pas l'être ! Mon esprit est puissant ! Je serais alors abject comme les autres. » (23)

Mais, « hérétique entre les hérétiques », n'aimant, tel Ménalque, que « les opinions écartées, les extrêmes détours des pensées, les divergences », (24) André Gide trouve dans son incertitude le droit de prise sur autrui. Toute croyance lui est suspecte. Lorsque parurent les premiers chants chrétiens de Jammes, il eut un malicieux sourire, et sans crainte de troubler cette foi naissante, sans respect pour cette âme, il insinua à mi-voix : « Ces prières... marqueront pour cet involontaire esprit non un repos, mais au contraire une période d'inquiétude. Il semble parler beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y croit... Prendre Dieu à partie sans cesse... donnerait à entendre qu'on en attend encore en vain une réponse. » (25) Tant qu'il y a crise, André Gide sollicite la confidence et s'y prête, mais on le voit railler, s'éloigner, plein d'ironie, quand l'affirmation se lève dans sa force vierge.

Gide met tout son orgueil à ce que rien ne le touche, tant il craint de se diminuer. Il n'est attaché qu'à lui-même et à son jeu secret. Du « sentiment de sa complexité », il fait « une stupéfaction passionnée. » (26) Ce qui l'entraîne vers le monde, ce n'est que son désir, et non pas désir de progresser, mais rien qu'un élancement de sa sensibilité inquiète, brisée, vraie sensibilité de mime. Du mime, il a la sinuosité et le rebondissement ; comme lui, il n'est occupé que de ses gestes. Je ne sais point de plus cinglante critique que celle que Jacques Rivière lui adressa jadis, sous le prétexte de le louer (27) : « Cette âme est détachée, dit-il ; elle ne se fixe en aucune possession. Elle ne donne son adhésion que comme un baiser : aussitôt elle la retire. » On ne trouve guère que chez Wilde une aussi froide corruption ; encore celle-ci nous est-elle moins odieuse qui se résout dans le cri déchirant du De profundis.

Gide ne sait que la feinte, et le classicisme n'est chez lui qu'une méthode retorse, une hypocrisie volontaire et raffinée, (28) le masque où il s'abrite. Ce classicisme, dont il affirme qu'il est aujourd'hui « le meilleur représentant », (29) lui sert à rendre son accès plus difficile, à mieux dissimuler. Les confusions romantiques l'irritent parce qu'elles découvrent trop vite l'âme qui s'y abandonne. Pour défendre son œuvre, la clarté lui semble une plus spécieuse ceinture, et s'il renonce à l'individualité de la forme, c'est pour mieux faire triompher l'individualisme du fond, pour que croissent en dignité les monstres qui s'y tiennent cachés. Ici encore, il ne se veut pas tout livré : il a besoin d'un extérieur austère que rien ne singularise. Sa perversité est trop consciente, trop critique, pour n'avoir pas élu un art qui sait ne pas tout dire et où ses inquiétantes sincérités puissent s'abriter davantage. L'art classique exige, en effet, cette collaboration du lecteur où M. Gide trouve ses plus secrètes délices ; car Gide n'admet pas qu'on pénètre d'un coup vers ses étages privés. Il nous veut intelligents, attentifs à ses détours ; d'où ces demi-mots, ces réserves, toutes ces traverses qu'il dispose savamment pour se mieux dégager plus tard. Il procède par investissement méthodique. Il nous entoure, nous accule, et nous contraint peu à peu à nous avouer pareil à lui-même, par toute la sympathie, par la subtile « connivence » qu'il faut lui consentir pour le rejoindre et nous perdre à sa suite. C'est alors que l'on perçoit son intolérable joie, cette joie défendue, ce sourd éclat de rire intérieur qui semble dire : « Te voilà initié sur toi-même ; et je t'ai malgré toi dénoncé. Pour savoir cela, dont nul avant moi ne t'avait averti, il faut que tu me sois pareil et proche. » Et l'homme à l'étrange regard clair a déjà fui, ne laissant derrière soi qu'un redoutable silence où toute demande expire…

Il n'y a qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l'usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas ici de ce satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice, qui fut de mode il y a quelque trente ans, mais d'une âme affreusement lucide dont tout l'art s'applique à corrompre. Nul signe en elle de désespoir, de repentir. L'idée même de pardon, de rémission possible, semble insultante à son orgueil. Elle refuse toute avance et dit non à quiconque s'efforce pour elle, comme « celui qui a pitié de l'offre qu'on ose lui faire, parce qu'on ne sait pas ce qu'il possède ». (30) M. André Gide croit, en effet, sortir personnellement intact de l'aventure en affirmant que l'art est libre dans son domaine, et en se dérobant derrière cette « gratuité de l'art ». Mais il n'y a pas d'œuvres d'art purement gratuites, car l'art n'a aucun droit sur le bien final de la vie humaine.

Nous n'eussions plus jamais parlé d'André Gide qu'au passé, s'il ne sollicitait aujourd'hui l'audience de jeunes esprits, moins préservés que nous-mêmes et à qui notre expérience peut servir. C'est à ceux-là qu’il faut redire ce qu'Alain-Fournier nous écrivait en 1914, précisément à propos de l'auteur de l'Immoraliste : « Que nous veulent ces gens qui mettent leur vertu à tout chérir en eux ? Il n'y a d'homme que celui qui choisit, qui décide de son choix, fût-ce arbitrairement, fût-ce injustement. On ne fait quelque chose de valable et de bon qu'à ce prix, en traçant brutalement au besoin une allée bien droite dans le jardin des hésitations. »

 

(1) Morceaux choisis, 1921, avec, en épigraphe : « Les extrêmes me touchent. »

(2) Cette influence est-elle réelle ? Voilà une question qui nous a été souvent posée et à laquelle nous ne pouvons répondre qu'en citant le témoignage d'un jeune écrivain, pris outre beaucoup d'autres. Il a paru dans une de ces revues d'avant-garde où M. Gide compte de nombreux disciples : « Il ne faut peut-être pas considérer André Gide comme un philosophe, écrit M. André Malraux. Je le crois tout autre chose : un directeur de conscience. C'est une profession admirable et singulière ; mais beaucoup de jeunes gens aiment à être dirigés. M. Maurice Barrès s'y employa longtemps ; M. Gide aussi. Il n'est point négligeable, certes, d'être un homme qui crée l'état d'esprit d'une époque. Mais, alors que Barrès n'a su que donner des conseils, Gide a montré cette lutte entre nos désirs et notre dignité, entre nos aspirations et notre volonté de les dominer ou de les utiliser, que j'appellerai le trouble intérieur. Par ses conseils, il n'est peut-être qu'un grand homme de « ce matin », — une date. Mais par cela, autant que par son talent d'écrivain qui le fait par bonheur le plus grand écrivain français vivant, il est un des hommes les plus importants d'aujourd'hui. A la moitié de ceux que l’on appelle « les jeunes », il a révélé la conscience intellectuelle. »

(3) Œuvres complètes, IV, p. 216.

(4) Cf. Les Nourritures Terrestres, Œuvres complètes, II, 88 : « Cela t’amuse-t-il tant, me dit-il, d’édifier ainsi des systèmes ? – Rien ne m’amuse plus qu’une éthique, répondis-je, et je m’y contente l’esprit. Je ne goûte pas une joie que je ne l’y veuille attachée. – Cela l’augmente-t-il ? – Non, dis-je, cela me la légitime. » IV, 76.

(5) Cité dans « Préface aux Lettres de Dupouey », Œuvres complètes, VIII, 359.

(6) Parlant de la passion de Nietzsche, M. Gide n’écrit-il pas : « Était-ce donc là que devait aboutir le protestantisme ? – Je le crois, – et voilà pourquoi je l’admire : à la plus grande libération. »

(7) Jules Laforgue, à propos de Baudelaire.

(8) Incidences, pp. 168-169.

(9) Œuvres complètes, IV, p. 218.

(10) Œuvres complètes, IV, p. 157.

(11) Ainsi à la gratuité de l’art correspond la gratuité de l'acte: « Songez donc, dit le miglionaire Zeus, dans le Prométhée mal enchaîné, une action gratuite ! Il n'y a rien de plus démoralisant. »

Et encore : « Agir sans juger si l'action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s'inquiéter si c'est le bien ou le mal. » Les Nourritures terrestres, Œuvres complètes, II, 64.

(12) Œuvres complètes, VII, pp. 336-337.

(13) Ce personnage de Lafcadio n'est, au reste, qu'une transposition gidienne du Raskolnikoff de Dostoïevsky. « Tout est là, il suffit d'oser, dit le héros de Crime et Châtiment. Du jour où cette vérité m'est apparue, claire comme le soleil, j'ai voulu oser et j'ai tué. J'ai voulu simplement faire acte d'audace. » Et plus tard, après le crime : « Si c'était à refaire peut-être ne recommencerais-je pas. Mais alors, il me tardait de savoir si j'étais un être abject comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot ; si j'avais ou non en moi la force de franchir l'obstacle, si j'étais une créature tremblante ou si j'avais le droit. »

(14) Œuvres complètes, IV, p. 109.

(15) Les Nourritures terrestres, Œuvres complètes, II, p.111.

(16) Œuvres complètes, VI, p.18. — Cf. Michel, de l’Immoraliste : « Qu'est-ce que l'homme peut encore ? Voilà ce qu'il importait de savoir... Et chaque jour croissait en moi le confus sentiment de richesses intactes, qui couvraient, cachaient, étouffaient les cultures, les décences, les morales. » (Œuvres complètes, IV, p. 148)

(17) Œuvres complètes, VI, p. 18. — Cf. l’Immoraliste : « Il me semblait… que j'étais né pour une sorte inconnue de trouvailles ; et je me passionnais étrangement dans ma recherche ténébreuse, pour laquelle je sais que le chercheur devait abjurer et repousser de lui culture, décence, morale. » (Œuvres complètes, IV, p. 148.)

(18) Jacques Rivière, Études, p.222.

(19) Paludes, p. 254.

(20) Incidences, p.144.

(21) Œuvres complètes, II, p. 116.

(22) Incidences, p. 169.

(23) Œuvres complètes, III, p. 240.

(24) Œuvres complètes, II, p. 64.

(25) Œuvres complètes, III , p.175.

(26) Le Prométhée mal enchaîné, p. 174.

(27) Jacques Rivière, Études, p.206.

(28) Le classicisme n’enchante M. Gide qu'en tant qu'il sert aux œuvres à « dissimuler leur signification profonde ». Il faut les contempler longuement, dit-il, « pour qu'elles consentent à livrer leur frémissement secret ». Et c'est pour être moins aisément découvert qu'il accepte la contrainte classique. L'art romantique lui semble trop verbal pour s'insinuer : « Le seul retentissement qu'on y trouve, dit-il, est le retentissement de la voix… L'artiste romantique reste toujours en deçà de ses paroles ; il faut toujours chercher l'auteur classique par delà » : et c'est ainsi que M. Gide veut être cherché. La litote classique est « le manteau d'hypocrisie » dont il sent le besoin de vêtir son personnage. Hypocrisie, tel est d'ailleurs le mot que M. Gide emploie pour définir les fins de l'art. « L'hypocrisie est une des conditions de l'art, dit-il. Le devoir du public, c'est de contraindre l'artiste à l'hypocrisie. » (Œuvres complètes, IV, p.192.)

En esthétique, ces vues ont pu parfois conduire M. Gide à des réflexions excellentes, mais il se garde de les prolonger dans l'ordre humain. Bien au contraire, il fait de la morale une dépendance de l'esthétique, et lorsqu'il cite la phrase de l'Évangile : « Qui veut sauver sa vie la perdra ; celui qui veut la perdre la sauvera », c'est à l'art que ce protestant l'applique. L'erreur esthétique de Gide est d'abord une erreur morale. Et je songe à ce propos de Paul Claudel, lourd d'enseignement et de vérité : « La mal, ça ne compose pas. » Voilà qui explique tout ensemble la défaite de Gide et de son art.

(29) Incidences, pp. 40-41.

(30) Jacques Rivière, op. cit., p. 216.