Nouvelle Revue Française


1er janvier 1922

Jean Schlumberger

André Gide et ses Morceaux Choisis

     Nous possédions des études sur les livres ou le style d'André Gide ; personne ne s'était encore aventuré à tracer de lui un portrait tant soit peu poussé. Il faut nous en féliciter, car si le travail eût été fait par un autre, Gide ne se serait sans doute pas avisé de réunir en une image d'ensemble les traits épars de sa pensée ; et comme personne ne le connaît aussi lucidement qu'il le fait lui-même, nous aurions fort perdu au change. C'est en effet un portrait véritable que présente ce volume de Morceaux Choisis (1), non pas recueil des plus belles pages, mais des pages les plus significatives, de celles qui marquent le mieux la direction d'une œuvre et sa couleur. Mosaïque, si l’on veut, dont seulement quelques rares fragments avaient dès l'origine un caractère autobiographique ; tous les autres, empruntés à des œuvres d'imagination ou à des polémiques, y remplissaient leur rôle propre, et ce n'est qu'indirectement, par raccroc, d'une manière désintéressée pourrait-on dire, qu'ils fournissent un renseignement sur l’auteur. Les témoignages qu'invoque André Gide n'ont pas été formulés pour la circonstance : c'est une garantie de bonne foi ; il en est qui sont vieux de trente ans : et c'est l'assurance d'un recul suffisant pour distinguer les traits permanents de ce qui pourrait n'être que jeux de physionomie.


      Un point frappe dès l'abord le lecteur même le plus familier avec l'œuvre de Gide : le puissant enrochement de cette œuvre dans le sol national et les multiples veines qui la relient à tous les grands gisements, à tous les grands problèmes de notre époque. Parce qu'il s'est de bonne heure opposé à ce que la théorie barrésienne de l'enracinement provincial présente de vieillot, d'étouffé, de déprimant pour une jeunesse qui n'a pas répudié tout courage d'esprit et toute hardiesse de tempérament, parce qu'il a écrit : « Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine ? J'ai donc pris le parti de voyager... » on a trop vite oublié, ou feint d'oublier, qu'il ajoutait : « Entre la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me veux d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de France. » Je sais bien que ces pages choisies me parviennent avec une carte de visite où je lis : André Gide, en voyage... C'est avec des matériaux de cette sorte qu'on bâtit les légendes ; et si on lui a fait celle d'un homme détaché, fuyant, nomade, reconnaissons que Gide s'est parfois amusé à donner le change. Mais ce serait n'être guère de chez nous que de ne pas savoir reconnaître, dans les mouvements d'un esprit aventureux, ce qu'il peut y avoir de sourire, d'impatience ou de boutade. Gide écrivait à Barrès : « Votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire », en quoi il ne se montrait peut-être ni Languedocien ni Normand, mais bien d'un peuple qui comprend des Bretons et des Alsaciens. Il écrivait encore : « À force de vouloir paraître Français, certains perdent toute grâce à l'être ; le plaisir d'être Français diminue à devenir contraint ; on l'est malgré tout, lorsqu'on l'est ». Et il ajoute : « Je consens que plus je serai Français plus je serai moi-même ; mais je sais aussi que plus je serai moi-même, plus je serai Français. »


      On ne peut prendre position plus nette en son pays, en soi-même et hors de tous les partis. C'est là justement ce que les gens de parti jamais ne pardonnent. Quoi de plus cuisant que les critiques d'un homme qu'on ne peut accuser de prévention puisqu'il se permet parfois la louange ? N'osant le traiter ni de sot, ni d'imposteur, on tâche de s'en tirer en le traitant de versatile. Et pourtant si quelque chose surprend dans les pages de ce livre consacré aux questions générales, c'est l'unité du point de vue, c'est la fidélité de l'auteur à ses prémisses. Qu'il s'agisse de France, d'Allemagne, d'hérédité, de morale, d'écoles, d'influences, partout on reconnaît l'empreinte de la même personnalité et le jeu de la même raison. Quels qu'eussent été les problèmes abordés par Gide, on acquiert la certitude que cet ingénieux esprit ne les aurait pas attaqués par la surface, mais par le noyau, et que tout ce qu'il y a chez lui de souplesse et d'invention il l'aurait utilisé à mieux atteindre le point le plus résistant de l'obstacle. D'autres font plus de bruit, soulèvent plus d'étincelles et de poussière, mais ils n'ont pas cette prise vigoureuse que donne la sûre intelligence des endroits où se trouvent les centres vitaux. — L'esprit de Gide est fort éloigné de l'esprit politique, non point parce que la politique est la science du possible et que la pensée de Gide manquerait de réalisme (je voudrais démontrer, tout au contraire, qu'elle a horreur de l'abstraction) ; mais parce que la politique est aussi la science du compromis et que c'est justement devant cette nécessité là que Gide se dérobe. Pourtant rien non plus chez lui qui rappelle cet « au-dessus de la mêlée » que l'extrémité du péril nous a rendu odieux. Il ne traite nulle question où nous ne le sentions engagé, où il ne pose comme enjeu ce qui lui tient le plus à cœur. Peu d'hommes sont plus incapables que lui de se donner à moitié, de s'intéresser tièdement. C'est le secret de sa force là où il intervient ; c'est aussi la raison pour laquelle il refuse d'intervenir plus souvent. Et c'est tout à la fois l'explication de son ascendant sans rival sur certaines natures et de son effacement aux yeux du grand nombre.


      Une pensée n'a sur le public d'action directe que dans la mesure où elle consent à revêtir une forme oratoire, c'est-à-dire où elle renonce à convaincre et s'efforce de dominer. L'orateur prie, adjure, menace ; ce qu'il faut qu'il obtienne, par force ou par douceur, c'est une capitulation de ceux qui l'écoutent. Dans cette pression, dans cette violence, dans ce désir de troubler l'auditeur pour surprendre son acquiescement, il y a une indiscrétion, une déloyauté qui déjà froissait Montaigne. Dans combien de pages des Essais ne proteste-t-il pas contre cette outrecuidance qui prévient le jugement de l'auditeur et en compromet l'honnêteté ; combien il a horreur lui-même de peser sur autrui. « C'est par manière de devis que je parle de tout, et de rien par manière d'advis,... pour esclaircir vostre iugement, non pour l'obliger. Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. » Certes je vois tout ce qui sépare l'attitude d'un Gide, qui est d'abord artiste, de celle d'un Montaigne, qui est d'abord amateur de pensées. Le premier est nécessairement plus engagé dans sa sensibilité ; il n'aspire pas du tout à cette liberté presque inhumaine où l'autre met toute son application. Mais ce qui les rapproche, c'est ce goût de ne faire appel qu'au bon sens et au « courage ».
Les phrases de Gide sont toujours de plain-pied ; je veux dire qu'il ne les entasse pas, à la façon des orateurs, de telle sorte que la dernière, celle qui se trouve tout en haut de la période, tombe sur la tête de l'auditeur avec une force qu'elle ne doit pas à son propre poids mais à la hauteur d'où on l'a lancée. De même pour ses arguments ; il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir. Il ne parle pas à des inférieurs mais à des pairs, et ce qui pourrait passer pour manque d'égards à l'adresse d'esprits qui ont besoin de ménagements constitue la plus belle, la plus rare marque d'estime, celle qui doit flatter un honnête homme à l'endroit le plus délicat de sa fierté. « Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un, s'écrie-t-il à la fin des Nourritures. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi ? Nathanaël, jette mon livre ; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela ». Non, Gide ne cherche pas à entraîner des disciples, mais à susciter des hommes ; et il sait qu'il ne faut pas trop tarder à laisser le jeune nageur se tirer d'affaire en pleine eau.


      Il y a, chez le véritable aristocrate, une humiliation personnelle à voir domestiquer un de ses égaux. La marque du collier à une nuque qu'il croyait née pour l'indépendance le blesse dans le respect qu'il se doit à lui-même ; et, plutôt que d'asservir à son tour, il aime encore mieux ne pas faire valoir ses propres droits. Ses amis sont avant tout des compagnons de jeu ; il les veut de bon sang et de bonne culture, mais capables de lui tenir tête, de lui renvoyer la balle la plus difficile, de le défier au saut des obstacles que, seul, il aurait tournés. Et si son attachement pour eux se pique d'une loyauté jalouse, il ne comporte pas cet appuiement de l'un sur l'autre auquel leur faiblesse contraint des êtres plus débiles. Si son humeur le pousse à la solitude, il peut y céder sans l'arrière-pensée qu'il jette ses familiers dans la misère et le désarroi ; il leur sait assez de ressource pour tirer profit de la séparation, comme ils en tiraient du commerce amical. « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Emancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-moi ; maintenant tu m'importunes ; tu me retiens ; l’amour que je me suis surfait pour toi m'occupe trop... » Dures paroles, assurément, et qui tueraient tout ce qu'il peut y avoir d'alangui dans un attachement ; mais paroles salubres, où un rien de bravoure ne messied pas et qui mettent une sorte de virile coquetterie à montrer moins d'émotion qu'elles n'en cachent peut-être en réalité.

     Il n'est pas étonnant qu'une discrétion si hautaine déconcerte par un temps de vie chère où les luxes intellectuels prennent si vite un air de prodigalité. Dans la concurrence de ce lendemain de guerre, on n'a pas le moyen de faire les délicats. Un ton impératif passe pour une marque de force ; la prudence dans l'affirmation devient pusillanimité. Que cette prudence reste nécessaire dans les laboratoires, on le concède, mais comme l'infirmité de la science plutôt que sa vertu. La guerre a développé une promptitude de riposte, par suite de quoi la discussion, qui pouvait être moyen d'investigation, n'est plus qu'épisode de lutte. La réflexion même n'est plus qu'une phase de la tactique. Qu'en ces sortes d'escarmouches vous puissiez trouver avantage à être vaincu, pour peu que ce revers vous débarrasse d'une idée mal venue ou d'une prétention erronée, voilà qui n'entre plus dans beaucoup de cerveaux. On rit à la pensée que telle découverte morale, telle exploration dans les replis des sentiments ne puissent se faire, tout comme les découvertes scientifiques, qu'avec des précautions particulières d'isolement et d'impartialité. Ne peser en rien sur le résultat de l'expérience, pas même par un désir qui risquerait d'en fausser l'interprétation, c'est la loi majeure des recherches exactes, celle qui ne pardonne aucun manquement. Or n'est-ce pas l'inconsciente application de cette règle d'or à un autre ordre d'investigations que définit Ménalque lorsqu'il dit : « Je me suis fait ductile à l’amiable, disponible par tous mes sens, attentif, écouteur jusqu'à ne plus avoir une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de protester devant rien. »


      Dans cette période de l'élaboration intellectuelle, il importe qu'aucune arrière-pensée, qu'aucune intention n'intervienne. On a reproché à Gide d'admirer ce mot de Renan : « Pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence. » Impertinence de dilettante ? Bien plutôt scrupule d'un homme qui sait quels lointains contre-coups tout geste provoque, au point que ses mouvements en sont gauchis. C'est une des préoccupations qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Gide que ce souci de se ménager des zones de solitude et de silence, où sa pensée puisse se fortifier comme un jeune cheval auquel on se garde d'imposer trop vite des fardeaux. Quelle autre explication donner à ces longues époques de maturation, où se détournant du public et barricadant les abords de sa pensée, il semblait vouloir rendre ses livres inaccessibles à ceux qu'un désir véritable ne porterait pas à les rechercher ? « J'en vins à comprendre, dit un de ses personnages, que la parfaite sincérité, celle qui fait selon moi l'être le plus valeureux, le plus digne, la sincérité non point seulement de l’acte même, mais du motif, ne s'obtient qu'avec l’effort le plus constant, mais le moins âpre, qu’avec le regard le plus clair — j’entends par là le moins suspect de complaisance, et qu'avec le plus d'ironie. »


      Plus nous avons mis d'héroïsme, pendant quatre ans, à gâcher toutes richesses, à jeter pêle-mêle les matériaux dont il fallait faire mitraille, plus il importe que quelque part idées et sentiments soient décortiqués à nouveau, triés, distillés, ramenés par l'analyse à leur état de pureté. Ce n'est pas, dira-t-on, de telles alchimies qui reconstitueront la force d'un pays. Elles ne s'en targuent pas plus que l'affûteur du rabot ne prétend être l'artisan du meuble. Mais qui dira le prix du rayonnement que peut répandre dans un esprit le parfait cristal d'une seule idée claire, et quel tranchant donne à l'intelligence d'une nation la seule présence de quelques hommes habiles à distinguer rigoureusement ? Pour invoquer encore une fois l’exemple de Montaigne, on aime à se souvenir que, dans les difficultés d'une ère troublée, il sut être de bon conseil et de bon service, qu'il remplit à son honneur de délicates missions auprès des princes. N'est-ce pourtant pas lui qui éludait avec une si jolie désinvolture les « conséquences » de ses paroles : « Je ne serais pas si hardy à parlait, s'il m'appartenait d’en estre creu ».

     Est-ce à dire que Gide se désintéresse de l'influence qu'il peut exercer ? Assurément non. Mais sur qui et de quelle manière, tout est là. Dans une excellente conférence sur le rôle de l'influence en littérature (on regrette de n'en trouver aucun fragment dans ces morceaux choisis), il a montré comment les natures fortes trouvent partout aliment et fécondation, et précisément dans ce qui leur est le plus étranger. Les forts ne sont reconnaissants qu'aux impulsions qu'on leur donne ; ils en veulent à un livre qui les accompagne trop jalousement, qui veille sur leurs pas jusqu'au bout. Ils ne demandent rien de tout élaboré, mais de beaux prétextes au labeur. L'influence à laquelle Gide peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer les forces auxquelles il fait appel, il les représenterait sans doute par des parallèles plus souvent que par des lignes convergentes. De là son extrême répugnance, dans ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à prendre parti. Il sait bien que, si l'art qu'il préfère est fils de l'esprit critique plus que de l'imagination, c'est par les idées que cet art vieillira le plus vite, si elles n'ont pas su se muer en sentiments et en personnages. (Il analyse quelque part très finement le prestige par lequel Stendhal, pourtant si loin de lui, ne manque jamais de le captiver : « Je me refuse sans cesse à Stendhal ; je ne ferais que de l'ennui de ce dont, lui, fait son plaisir ; prolongée, sa société me serait mortelle ; mais c'est toujours d'un visage nouveau que me sourient Mosca, Fabrice, et la duchesse... Le grand secret de cette diverse jeunesse, c'est que Stendhal ne veut proprement rien affirmer. »)


      Gide sait aussi qu'il faut laisser la porte ouverte à l'initiative des meilleurs lecteurs et que, si quelque chose décourage l'intérêt de la postérité, ce n'est pas les brèches qu'elle peut trouver dans une œuvre, mais bien plutôt sa trop méfiante fermeture. Que d'auteurs ont cru se bâtir des citadelles, qui n'ont fait que s'emmurer, et si étroitement que même les pilleurs de tombes ne se sont pas souciés de leur rendre visite. Nulle œuvre moins fortifiée que celle de Gide, moins close à tous les vents. Nul auteur qui se préoccupe moins de masquer ses points découverts. Sans cesse il offre prise, et si ouvertement que les politiciens se croient en présence d'une ruse de plus. Cependant pas de meilleure preuve que Gide ne vient pas se mesurer sur leur terrain.


      Cette négligence à se garer est une prudence esthétique ou mieux une supérieure justesse de l'instinct. Mais quand bien Gide ne serait pas artiste, la seule logique imposerait à ce qu'il écrit un ordre par juxtaposition plutôt qu'un ordre déductif. A cela deux raisons : le relativisme de sa pensée, c'est-à-dire sa conception de la vie sous forme d'un éternel changement, et ses antinomies, c'est-à-dire la substitution du dialogue ou du drame au monologue intérieur.

     De bonne heure le spectacle de la vie agricole a fait de la notion d'assolement une de ses idées-mères, et les études d'histoire naturelle ont fourni justification et formules à plusieurs de ses plus justes intuitions. Usure du terrain où croît longtemps une même espèce de plantes ; indolence des jeunes racines qui ne sont jamais émondées ; d'où bénéfice de la transplantation pour le jeune arbre ; et, pour le jeune homme dont on prétend faire un sujet de choix, profit au dépaysement, au voyage. Étouffement des espèces rares par les plus communes ; traduisez : précarité des formes exquises de la culture. Apparition de variétés nouvelles chez les sujets les plus malingres d'un semis, plus souvent que chez les robustes ; traduisez encore : utilisation de l'accident heureux, bon usage des maladies, apport de l'être d'exception dans l'harmonie générale. On pourrait multiplier les exemples, mais à la clef de toutes ces considérations on trouverait un sens profond du rythme vital, croissance et vieillissement, flux et reflux. Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus d'existence que les sociétés, répulsion à détruire quoi que ce soit, effort pour intégrer dans le chœur les voix discordantes, sympathie pour toutes les forces, nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte. De même qu'il proteste contre ceux qui voudraient réduire la France à un seul de ses éléments constitutifs, à l'élément latin par exemple, de même il lui paraît folie de rejeter quoi que ce soit du concert européen. S'il y a un mysticisme chez Gide, c'est l’amor fati par lequel il se persuade que toute expérience, toute traverse, toute épreuve sont faveurs du destin à qui sait bien les recevoir. « J’aime, dit-il, tout ce qui met l’homme en demeure de périr ou d'être grand. » Optimisme qui n'est pas un mol oreiller, mais accessible à ceux-là seulement qui n'ont pas peur, qui ne subissent pas les événements avec passivité et chez qui la curiosité est une forme de courage. Comme il parle bien de cette audace, de cette avidité de l'esprit et des sens, qui malgré tant de déboires arrache obstinément Sindbad le Marin à un bien-être trop facile, « désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. »


      On comprend qu'un tel point de départ rende tout dogmatisme impossible. Il y a constance dans les lois de l'esprit, il ne peut y en avoir dans leur application. Ce qui était opportun ne peut le rester indéfiniment. Tout mouvement retombe, toute théorie s'épuise, toute affirmation au bout d'un temps réclame son contraire. On a traité Gide d'hérésiarque, mais il aurait tout aussi bien inventé l’Église si les hérésies avaient manqué de contre-poids. En politique évidemment, mais en art même, on ne peut donner une position fixe au gouvernail. Parlant de l'extrême civilisation latine, Ménalque dit : « Je peignis la culture artistique montant à fleur de peuple, à la manière d'une sécrétion, qui d'abord indique pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se durcit, s'oppose à tout parfait contact de l’esprit avec la nature, cache sous l’apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit gêné languit et bientôt s'étiole, puis meurt. Enfin poussant à bout ma pensée, je montrai la Culture, née de la vie, tuant la vie. » Or puisque toute civilisation dégage des toxines qui peu à peu l'empoisonnent, et qu'aucune ne peut prétendre à se prolonger indéfiniment, une angoissante question effleure en certains jours quiconque n'est pas aveuglé d'infatuation nationale — et Gide ose la poser : dans le monde neuf qui s'édifie autour de nous, notre propre civilisation sera-t-elle encore longtemps prolongeable ? Il répond avec une confiance que certains peuvent trouver sacrilège, mais qui est un hommage à notre vitalité : « Tout ce qui représente la tradition est appelé à être bousculé et ce n'est que longtemps après que l'on pourra reconnaître, à travers les bouleversements, la continuité malgré tout de notre tempérament, de notre histoire. C'est à ce qui n'a pas eu de voix jusqu'alors de parler. C'est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre l'Allemagne qu'en nous retranchant derrière notre passé. Si la France n'est plus capable de nouveauté, pour qui serait-ce qu'elle lutte ? »

     Cette notion de continuité dans l'alternance, de rythme dans le temps, est familière à tous les esprits que la vie intéresse plus que les doctrines. Mais elle se complique chez André Gide d'un rythme intérieur qui lui est particulier.


      Quand, après un roman et des traités d'une tonalité religieuse, méditative et un peu abstraite, parurent les Nourritures Terrestres, on trouva naturel que le jeune homme trop sage s'avisât de jeter sa gourme. Quand il donna l’Immoraliste, on le considéra comme endurci et l'on s'en consola. Par la Porte Étroite il parut rentrer au bercail, ce qui était encore dans l'ordre. Mais le Retour de l’Enfant Prodigue fit les gens s'entre-regarder. Que signifiait cette nostalgie et cette approbation du vagabondage chez celui que le baiser de la Mère faisait pleurer de tendresse et qui avait si chèrement acheté la réconciliation ? Survinrent les Caves, et l'on ne douta plus qu'on ne fût en présence d'un relapse. Mais voici la Symphonie Pastorale, et l'on désespéra de comprendre. Croyants et libres penseurs, également déçus, criaient à l'infidélité, à l'inconstance, à la perversité. Un homme qui n'a pas fait honneur, ce jour-là, à son intelligence souvent si haute, disait de Gide : « Son esprit, son talent, son tour d'imagination sont d'une coquette achevée ; ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice clair-obscur. » On se fût épargné bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les pages les plus ivres des Nourritures et en comprenant que des accents d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur, même prodigieusement doué, ni chez un être exceptionnellement réceptif mais falot et la proie du vent.


      Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres, la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son imagination travaillait autour de deux pôles et sa conscience prenait l'habitude de deux mouvements complémentaires : l'un de repliement, l'autre d'expansion. Il est vraisemblable que, dans la joie première de la découverte, il dut se laisser aller à cette double attirance, à cette obligation double, sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l’une de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste. Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une auraient célébré la victoire d'un vigoureux esprit sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide, tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement sa grandeur.


      La pensée moderne sous toutes ses formes n’est guère que la combinaison, à des dosages infiniment variés, d'éléments chrétiens et païens. Rares sont les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions médianes où l'Église semi-pélagienne côtoie un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté, que de priser en toute créature ou en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et se refuse plus encore que ce qu'elle a de général et de conciliant. Il n'était pas moins dans son caractère de ne rien consentir à répudier qui puisse mener l'homme à un haut degré d'excellence. Ne voulant rien affaiblir et rien abandonner, il se condamnait à vivre au point où les deux tendances se heurtent, à devenir lui-même un des lieux où le drame se joue entre elles.
On rencontre chez Walter Pater quelque chose qui rappelle cette attitude d'esprit. Dans la manière dont il parle des hommes de la Renaissance, d'un Pic de la Mirandole par exemple, on retrouve cet effort pour conserver, dans tout l'éclat du renouveau païen, le plus exquis du christianisme. Mais l'analyse de Pater garde un caractère cérébral ; chez Gide le conflit s'enfonce dans des régions autrement pathétiques.


      Si le dialogue n’est pas la forme la plus naturelle de son écriture, il est le mode le plus spontané de sa pensée — j'entends un dialogue qui n'est pas un artifice d'exposition, comme chez les deux bonshommes qu'aimait à faire converser Rémy de Gourmont et qui, parfaitement d'accord dès le début, ne s'appliquaient qu'à mettre en valeur la pensée tout unilinéaire de leur patron ; non, un dialogue entre deux antagonistes qui, dans l'amour ou dans la haine, s'efforcent chacun de dominer l'autre et pour aucun desquels l'auteur n'a parlé. Et comme certaines causes sont trop vastes pour pouvoir s'exprimer en répliques alternées ou pour cohabiter dans un même récit, ce sont des livres entiers qui se répondent en un dramatique débat.


      Tantôt la parole appartient au christianisme, à celui qui trouve sa grandeur dans l'humiliation de l'orgueil humain, christianisme sans volupté ni complaisance, qui n'est jamais las de dépouiller le corps au profit de l'âme et le monde au profit de Dieu. Tantôt au contraire c'est l'orgueil qui s'exalte, qui rompt les barrières et se dicte ses propres lois, poussant l'audace jusqu'aux confins du crime, les dépassant même. Saint Augustin ou Pascal ne refuseraient pas d'accueillir Alissa comme leur fille spirituelle et Nietzsche sourirait avec tendresse à Lafcadio. Certes les démons qui tourmentent Saül ou ceux qui rôdent sous les noms de Ménalque, de Protos, d'Édouard mettent en œuvre de terribles séductions ; ils savent prendre l'éloquence et la beauté de Lucifer ; leur courage ne le cède qu'aux plus braves. Mais c'est manquer de respect à Dieu que de lui opposer des diables ridicules dont les petits enfants même n'ont pas peur. En vrai manichéen, Gide n'a garde de déprécier le rôle de Satan ; mais il lui impose de telles exigences, il ne lui reconnaît sa part de royauté qu'à des conditions si ardues que pour un peu il lui enseignerait la vertu. « Ce que j’attends de vous, dit un des tentateurs à Lafcadio, c'est le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. L'émotion gène ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on l'élude, ou que seulement elle diminue. » Le même personnage dit ailleurs : « L'habitude et le besoin d'une discipline me laissaient entrevoir, échappé de la règle commune, tout autre chose qu'un simple abandon et qui me permettait de hausser les épaules lorsque je m'entendais accuser de n'écouter plus désormais que l’incitation du plaisir. Et cette règle nouvelle que je m imposais : agir selon la plus grande sincérité, impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte que jamais je ne m’apparus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé de ne plus l’être, je veux dire : de ne l'être plus qu'à ma façon. » Un écrivain n'est corrupteur que s'il fleurit fallacieusement le chemin défendu, s'il en dissimule les fondrières et l'aboutissement. C'est ce qu'on ne peut reprocher à Gide. Est-ce à dire pour cela que son immoralisme soit de tout repos ? Il n'y prétend pas. Mais la contrepartie ne l'était pas non plus, cette âpre et mortelle recherche de Dieu, où tant de protestants comme de catholiques refusèrent de reconnaître la porte même la moins large de leur religion.


      Et cependant, malgré tant d'antagonismes intimes, l'œuvre de Gide n'est pas celle d'un esprit tourmenté. C'est même celle d'un homme qui conserve, parfois à la stupeur des gens sérieux, des disponibilités de fantaisie et le goût du jeu. Mais tant de liberté ne lui est permise que parce que son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une conscience sereine. Ce n'est pas le lieu de parler de cet art ; les Morceaux Choisis n'essaient pas d'en donner une idée complète, bien qu'ils en montrent les directives. C'est dramatiser à l'excès l'image de Gide que de ne pas balancer tout ce qui a été dit dans les pages qui précèdent, par une étude de son classicisme. L'un ne va pas sans l'autre, n'est pas intelligible et harmonieux sans l'autre. C'est la certitude esthétique qui a rendu possibles tant de perplexités morales, et celles-ci à leur tour empêchent la sclérose de l'art, lui assurent un perpétuel rajeunissement, font que nous ne cesserons jamais de regarder avec attente vers les nouveaux livres que Gide pourra nous donner. Une langue si mesurée, si claire, si aisée n'implique pas nécessairement une pensée sans trouble, mais elle suppose un calme, une maîtrise de soi, un plaisir au travail qui sont déjà une forme du bonheur. Chez ceux qui ont la passion de leur métier, c'est dans le métier même qu'il faut chercher en dernier ressort le plus certain de leur morale et de leur paix intérieure. A vouloir considérer, en dehors des oeuvres qui les enveloppent, les tendances de Gide, on leur prête sans le vouloir quelque chose de tendu, de heurté, qu'elles n'ont point. Je me reprocherais cette trahison si je ne pouvais supposer, chez tous les lecteurs de cette revue, la familiarité avec des paysages pour lesquels cette analyse ne cherche qu'à dresser un plan schématique. Quelques hachures représentent une chaîne de montagnes ; elles n'en disent ni la couleur, ni la lumière, ni le climat, Gide veut que l'œuvre d'art soit le dernier refuge du plaisir, et ceux qui détestent le plus sa pensée ne peuvent se défendre de goûter dans ses livres ce qu'il considère comme la fin dernière de l'art :

ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

(1) André Gide, Morceaux Choisis, éditions de la Nouvelle Revue Française.