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André Gide et ses Morceaux Choisis
Nous possédions des études sur les
livres ou le style d'André Gide ; personne ne s'était
encore aventuré à tracer de lui un portrait tant soit
peu poussé. Il faut nous en féliciter, car si le travail
eût été fait par un autre, Gide ne se serait sans
doute pas avisé de réunir en une image d'ensemble les
traits épars de sa pensée ; et comme personne ne le
connaît aussi lucidement qu'il le fait lui-même, nous
aurions fort perdu au change. C'est en effet un portrait véritable
que présente ce volume de Morceaux Choisis (1), non pas recueil
des plus belles pages, mais des pages les plus significatives, de
celles qui marquent le mieux la direction d'une œuvre et sa couleur.
Mosaïque, si l’on veut, dont seulement quelques rares fragments
avaient dès l'origine un caractère autobiographique
; tous les autres, empruntés à des œuvres d'imagination
ou à des polémiques, y remplissaient leur rôle
propre, et ce n'est qu'indirectement, par raccroc, d'une manière
désintéressée pourrait-on dire, qu'ils fournissent
un renseignement sur l’auteur. Les témoignages qu'invoque André
Gide n'ont pas été formulés pour la circonstance
: c'est une garantie de bonne foi ; il en est qui sont vieux de trente
ans : et c'est l'assurance d'un recul suffisant pour distinguer les
traits permanents de ce qui pourrait n'être que jeux de physionomie.
Un point frappe dès l'abord le lecteur même le plus familier
avec l'œuvre de Gide : le puissant enrochement de cette œuvre dans
le sol national et les multiples veines qui la relient à tous
les grands gisements, à tous les grands problèmes de
notre époque. Parce qu'il s'est de bonne heure opposé à ce que la théorie barrésienne de l'enracinement
provincial présente de vieillot, d'étouffé, de
déprimant pour une jeunesse qui n'a pas répudié
tout courage d'esprit et toute hardiesse de tempérament, parce
qu'il a écrit : « Né à Paris, d'un père
Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous,
Monsieur Barrès, que je m'enracine ? J'ai donc pris le parti
de voyager... » on a trop vite oublié, ou feint d'oublier,
qu'il ajoutait : « Entre la Normandie et le Midi je ne voudrais
ni ne pourrais choisir, et me veux d'autant plus Français que
je ne le suis pas d'un seul morceau de France. » Je sais bien
que ces pages choisies me parviennent avec une carte de visite où
je lis : André Gide, en voyage... C'est avec des matériaux
de cette sorte qu'on bâtit les légendes ; et si on lui
a fait celle d'un homme détaché, fuyant, nomade, reconnaissons
que Gide s'est parfois amusé à donner le change. Mais
ce serait n'être guère de chez nous que de ne pas savoir
reconnaître, dans les mouvements d'un esprit aventureux, ce
qu'il peut y avoir de sourire, d'impatience ou de boutade. Gide écrivait
à Barrès : « Votre affirmation trop constante
nous fait désirer contredire », en quoi il ne se montrait
peut-être ni Languedocien ni Normand, mais bien d'un peuple
qui comprend des Bretons et des Alsaciens. Il écrivait encore
: « À force de vouloir paraître Français,
certains perdent toute grâce à l'être ; le plaisir
d'être Français diminue à devenir contraint ;
on l'est malgré tout, lorsqu'on l'est ». Et il ajoute
: « Je consens que plus je serai Français plus je serai
moi-même ; mais je sais aussi que plus je serai moi-même,
plus je serai Français. »
On ne peut prendre position plus nette en son pays, en soi-même
et hors de tous les partis. C'est là justement ce que les gens
de parti jamais ne pardonnent. Quoi de plus cuisant que les critiques
d'un homme qu'on ne peut accuser de prévention puisqu'il se
permet parfois la louange ? N'osant le traiter ni de sot, ni d'imposteur,
on tâche de s'en tirer en le traitant de versatile. Et pourtant
si quelque chose surprend dans les pages de ce livre consacré
aux questions générales, c'est l'unité du point
de vue, c'est la fidélité de l'auteur à ses prémisses.
Qu'il s'agisse de France, d'Allemagne, d'hérédité,
de morale, d'écoles, d'influences, partout on reconnaît
l'empreinte de la même personnalité et le jeu de la même
raison. Quels qu'eussent été les problèmes abordés
par Gide, on acquiert la certitude que cet ingénieux esprit
ne les aurait pas attaqués par la surface, mais par le noyau,
et que tout ce qu'il y a chez lui de souplesse et d'invention il l'aurait
utilisé à mieux atteindre le point le plus résistant
de l'obstacle. D'autres font plus de bruit, soulèvent plus
d'étincelles et de poussière, mais ils n'ont pas cette
prise vigoureuse que donne la sûre intelligence des endroits
où se trouvent les centres vitaux. — L'esprit de Gide est fort
éloigné de l'esprit politique, non point parce que la
politique est la science du possible et que la pensée de Gide
manquerait de réalisme (je voudrais démontrer, tout
au contraire, qu'elle a horreur de l'abstraction) ; mais parce que
la politique est aussi la science du compromis et que c'est justement
devant cette nécessité là que Gide se dérobe.
Pourtant rien non plus chez lui qui rappelle cet « au-dessus
de la mêlée » que l'extrémité du
péril nous a rendu odieux. Il ne traite nulle question où
nous ne le sentions engagé, où il ne pose comme enjeu
ce qui lui tient le plus à cœur. Peu d'hommes sont plus incapables
que lui de se donner à moitié, de s'intéresser
tièdement. C'est le secret de sa force là où
il intervient ; c'est aussi la raison pour laquelle il refuse d'intervenir
plus souvent. Et c'est tout à la fois l'explication de son
ascendant sans rival sur certaines natures et de son effacement aux
yeux du grand nombre.
Une pensée n'a sur le public d'action directe que dans la mesure
où elle consent à revêtir une forme oratoire,
c'est-à-dire où elle renonce à convaincre et
s'efforce de dominer. L'orateur prie, adjure, menace ; ce qu'il faut
qu'il obtienne, par force ou par douceur, c'est une capitulation de
ceux qui l'écoutent. Dans cette pression, dans cette violence,
dans ce désir de troubler l'auditeur pour surprendre son acquiescement,
il y a une indiscrétion, une déloyauté qui déjà
froissait Montaigne. Dans combien de pages des Essais ne proteste-t-il
pas contre cette outrecuidance qui prévient le jugement de
l'auditeur et en compromet l'honnêteté ; combien il a
horreur lui-même de peser sur autrui. « C'est par manière
de devis que je parle de tout, et de rien par manière d'advis,...
pour esclaircir vostre iugement, non pour l'obliger. Dieu tient vos
courages et vous fournira de chois. » Certes je vois tout ce
qui sépare l'attitude d'un Gide, qui est d'abord artiste, de
celle d'un Montaigne, qui est d'abord amateur de pensées. Le
premier est nécessairement plus engagé dans sa sensibilité
; il n'aspire pas du tout à cette liberté presque inhumaine
où l'autre met toute son application. Mais ce qui les rapproche,
c'est ce goût de ne faire appel qu'au bon sens et au «
courage ».
Les phrases de Gide sont toujours de plain-pied ; je veux dire qu'il
ne les entasse pas, à la façon des orateurs, de telle
sorte que la dernière, celle qui se trouve tout en haut de
la période, tombe sur la tête de l'auditeur avec une
force qu'elle ne doit pas à son propre poids mais à
la hauteur d'où on l'a lancée. De même pour ses
arguments ; il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir.
Il ne parle pas à des inférieurs mais à des pairs,
et ce qui pourrait passer pour manque d'égards à l'adresse
d'esprits qui ont besoin de ménagements constitue la plus belle,
la plus rare marque d'estime, celle qui doit flatter un honnête
homme à l'endroit le plus délicat de sa fierté.
« Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un, s'écrie-t-il
à la fin des Nourritures. Quand ai-je dit que je te voulais
pareil à moi ? Nathanaël, jette mon livre ; ne t'y satisfais
point. Ne crois pas que ta vérité puisse être
trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de
cela ». Non, Gide ne cherche pas à entraîner des
disciples, mais à susciter des hommes ; et il sait qu'il ne
faut pas trop tarder à laisser le jeune nageur se tirer d'affaire
en pleine eau.
Il y a, chez le véritable aristocrate, une humiliation personnelle
à voir domestiquer un de ses égaux. La marque du collier
à une nuque qu'il croyait née pour l'indépendance
le blesse dans le respect qu'il se doit à lui-même ;
et, plutôt que d'asservir à son tour, il aime encore
mieux ne pas faire valoir ses propres droits. Ses amis sont avant
tout des compagnons de jeu ; il les veut de bon sang et de bonne culture,
mais capables de lui tenir tête, de lui renvoyer la balle la
plus difficile, de le défier au saut des obstacles que, seul,
il aurait tournés. Et si son attachement pour eux se pique
d'une loyauté jalouse, il ne comporte pas cet appuiement de
l'un sur l'autre auquel leur faiblesse contraint des êtres plus
débiles. Si son humeur le pousse à la solitude, il peut
y céder sans l'arrière-pensée qu'il jette ses
familiers dans la misère et le désarroi ; il leur sait
assez de ressource pour tirer profit de la séparation, comme
ils en tiraient du commerce amical. « Nathanaël, à
présent, jette mon livre. Emancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-moi
; maintenant tu m'importunes ; tu me retiens ; l’amour que je me suis
surfait pour toi m'occupe trop... » Dures paroles, assurément,
et qui tueraient tout ce qu'il peut y avoir d'alangui dans un attachement
; mais paroles salubres, où un rien de bravoure ne messied
pas et qui mettent une sorte de virile coquetterie à montrer
moins d'émotion qu'elles n'en cachent peut-être en réalité.
Il n'est pas étonnant qu'une discrétion
si hautaine déconcerte par un temps de vie chère où
les luxes intellectuels prennent si vite un air de prodigalité.
Dans la concurrence de ce lendemain de guerre, on n'a pas le moyen
de faire les délicats. Un ton impératif passe pour une
marque de force ; la prudence dans l'affirmation devient pusillanimité.
Que cette prudence reste nécessaire dans les laboratoires,
on le concède, mais comme l'infirmité de la science
plutôt que sa vertu. La guerre a développé une
promptitude de riposte, par suite de quoi la discussion, qui pouvait
être moyen d'investigation, n'est plus qu'épisode de
lutte. La réflexion même n'est plus qu'une phase de la
tactique. Qu'en ces sortes d'escarmouches vous puissiez trouver avantage
à être vaincu, pour peu que ce revers vous débarrasse
d'une idée mal venue ou d'une prétention erronée,
voilà qui n'entre plus dans beaucoup de cerveaux. On rit à
la pensée que telle découverte morale, telle exploration
dans les replis des sentiments ne puissent se faire, tout comme les
découvertes scientifiques, qu'avec des précautions particulières
d'isolement et d'impartialité. Ne peser en rien sur le résultat
de l'expérience, pas même par un désir qui risquerait
d'en fausser l'interprétation, c'est la loi majeure des recherches
exactes, celle qui ne pardonne aucun manquement. Or n'est-ce pas l'inconsciente
application de cette règle d'or à un autre ordre d'investigations
que définit Ménalque lorsqu'il dit : « Je me suis
fait ductile à l’amiable, disponible par tous mes sens, attentif,
écouteur jusqu'à ne plus avoir une pensée personnelle,
capteur de toute émotion en passage, et de réaction
si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de
protester devant rien. »
Dans cette période de l'élaboration intellectuelle,
il importe qu'aucune arrière-pensée, qu'aucune intention
n'intervienne. On a reproché à Gide d'admirer ce mot
de Renan : « Pour pouvoir penser librement, il faut être
sûr que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence.
» Impertinence de dilettante ? Bien plutôt scrupule d'un
homme qui sait quels lointains contre-coups tout geste provoque, au
point que ses mouvements en sont gauchis. C'est une des préoccupations
qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Gide que ce souci de
se ménager des zones de solitude et de silence, où sa
pensée puisse se fortifier comme un jeune cheval auquel on
se garde d'imposer trop vite des fardeaux. Quelle autre explication
donner à ces longues époques de maturation, où
se détournant du public et barricadant les abords de sa pensée,
il semblait vouloir rendre ses livres inaccessibles à ceux
qu'un désir véritable ne porterait pas à les
rechercher ? « J'en vins à comprendre, dit un de ses
personnages, que la parfaite sincérité, celle qui fait
selon moi l'être le plus valeureux, le plus digne, la sincérité
non point seulement de l’acte même, mais du motif, ne s'obtient
qu'avec l’effort le plus constant, mais le moins âpre, qu’avec
le regard le plus clair — j’entends par là le moins suspect
de complaisance, et qu'avec le plus d'ironie. »
Plus nous avons mis d'héroïsme, pendant quatre ans, à
gâcher toutes richesses, à jeter pêle-mêle
les matériaux dont il fallait faire mitraille, plus il importe
que quelque part idées et sentiments soient décortiqués
à nouveau, triés, distillés, ramenés par
l'analyse à leur état de pureté. Ce n'est pas,
dira-t-on, de telles alchimies qui reconstitueront la force d'un pays.
Elles ne s'en targuent pas plus que l'affûteur du rabot ne prétend
être l'artisan du meuble. Mais qui dira le prix du rayonnement
que peut répandre dans un esprit le parfait cristal d'une seule
idée claire, et quel tranchant donne à l'intelligence
d'une nation la seule présence de quelques hommes habiles à
distinguer rigoureusement ? Pour invoquer encore une fois l’exemple
de Montaigne, on aime à se souvenir que, dans les difficultés
d'une ère troublée, il sut être de bon conseil
et de bon service, qu'il remplit à son honneur de délicates
missions auprès des princes. N'est-ce pourtant pas lui qui
éludait avec une si jolie désinvolture les « conséquences
» de ses paroles : « Je ne serais pas si hardy à
parlait, s'il m'appartenait d’en estre creu ».
Est-ce à dire que Gide se désintéresse
de l'influence qu'il peut exercer ? Assurément non. Mais sur
qui et de quelle manière, tout est là. Dans une excellente
conférence sur le rôle de l'influence en littérature
(on regrette de n'en trouver aucun fragment dans ces morceaux choisis),
il a montré comment les natures fortes trouvent partout aliment
et fécondation, et précisément dans ce qui leur
est le plus étranger. Les forts ne sont reconnaissants qu'aux
impulsions qu'on leur donne ; ils en veulent à un livre qui
les accompagne trop jalousement, qui veille sur leurs pas jusqu'au
bout. Ils ne demandent rien de tout élaboré, mais de
beaux prétextes au labeur. L'influence à laquelle Gide
peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité
on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer
les forces auxquelles il fait appel, il les représenterait
sans doute par des parallèles plus souvent que par des lignes
convergentes. De là son extrême répugnance, dans
ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à
prendre parti. Il sait bien que, si l'art qu'il préfère
est fils de l'esprit critique plus que de l'imagination, c'est par
les idées que cet art vieillira le plus vite, si elles n'ont
pas su se muer en sentiments et en personnages. (Il analyse quelque
part très finement le prestige par lequel Stendhal, pourtant
si loin de lui, ne manque jamais de le captiver : « Je me refuse
sans cesse à Stendhal ; je ne ferais que de l'ennui de ce dont,
lui, fait son plaisir ; prolongée, sa société
me serait mortelle ; mais c'est toujours d'un visage nouveau que me
sourient Mosca, Fabrice, et la duchesse... Le grand secret de cette
diverse jeunesse, c'est que Stendhal ne veut proprement rien affirmer.
»)
Gide sait aussi qu'il faut laisser la porte ouverte à l'initiative
des meilleurs lecteurs et que, si quelque chose décourage l'intérêt
de la postérité, ce n'est pas les brèches qu'elle
peut trouver dans une œuvre, mais bien plutôt sa trop méfiante
fermeture. Que d'auteurs ont cru se bâtir des citadelles, qui
n'ont fait que s'emmurer, et si étroitement que même
les pilleurs de tombes ne se sont pas souciés de leur rendre
visite. Nulle œuvre moins fortifiée que celle de Gide, moins
close à tous les vents. Nul auteur qui se préoccupe
moins de masquer ses points découverts. Sans cesse il offre
prise, et si ouvertement que les politiciens se croient en présence
d'une ruse de plus. Cependant pas de meilleure preuve que Gide ne
vient pas se mesurer sur leur terrain.
Cette négligence à se garer est une prudence esthétique
ou mieux une supérieure justesse de l'instinct. Mais quand
bien Gide ne serait pas artiste, la seule logique imposerait à
ce qu'il écrit un ordre par juxtaposition plutôt qu'un
ordre déductif. A cela deux raisons : le relativisme de sa
pensée, c'est-à-dire sa conception de la vie sous forme
d'un éternel changement, et ses antinomies, c'est-à-dire
la substitution du dialogue ou du drame au monologue intérieur.
De bonne heure le spectacle de la vie agricole a
fait de la notion d'assolement une de ses idées-mères,
et les études d'histoire naturelle ont fourni justification
et formules à plusieurs de ses plus justes intuitions. Usure
du terrain où croît longtemps une même espèce
de plantes ; indolence des jeunes racines qui ne sont jamais émondées
; d'où bénéfice de la transplantation pour le
jeune arbre ; et, pour le jeune homme dont on prétend faire
un sujet de choix, profit au dépaysement, au voyage. Étouffement
des espèces rares par les plus communes ; traduisez : précarité
des formes exquises de la culture. Apparition de variétés
nouvelles chez les sujets les plus malingres d'un semis, plus souvent
que chez les robustes ; traduisez encore : utilisation de l'accident
heureux, bon usage des maladies, apport de l'être d'exception
dans l'harmonie générale. On pourrait multiplier les
exemples, mais à la clef de toutes ces considérations
on trouverait un sens profond du rythme vital, croissance et vieillissement,
flux et reflux. Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus
d'existence que les sociétés, répulsion à
détruire quoi que ce soit, effort pour intégrer dans
le chœur les voix discordantes, sympathie pour toutes les forces,
nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte.
De même qu'il proteste contre ceux qui voudraient réduire
la France à un seul de ses éléments constitutifs,
à l'élément latin par exemple, de même
il lui paraît folie de rejeter quoi que ce soit du concert européen.
S'il y a un mysticisme chez Gide, c'est l’amor fati par lequel il
se persuade que toute expérience, toute traverse, toute épreuve
sont faveurs du destin à qui sait bien les recevoir. «
J’aime, dit-il, tout ce qui met l’homme en demeure de périr
ou d'être grand. » Optimisme qui n'est pas un mol oreiller,
mais accessible à ceux-là seulement qui n'ont pas peur,
qui ne subissent pas les événements avec passivité
et chez qui la curiosité est une forme de courage. Comme il
parle bien de cette audace, de cette avidité de l'esprit et
des sens, qui malgré tant de déboires arrache obstinément
Sindbad le Marin à un bien-être trop facile, «
désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort
où l'on vit est plus grand. »
On comprend qu'un tel point de départ rende tout dogmatisme
impossible. Il y a constance dans les lois de l'esprit, il ne peut
y en avoir dans leur application. Ce qui était opportun ne
peut le rester indéfiniment. Tout mouvement retombe, toute
théorie s'épuise, toute affirmation au bout d'un temps
réclame son contraire. On a traité Gide d'hérésiarque,
mais il aurait tout aussi bien inventé l’Église si les
hérésies avaient manqué de contre-poids. En politique
évidemment, mais en art même, on ne peut donner une position
fixe au gouvernail. Parlant de l'extrême civilisation latine,
Ménalque dit : « Je peignis la culture artistique montant
à fleur de peuple, à la manière d'une sécrétion,
qui d'abord indique pléthore, surabondance de santé,
puis aussitôt se fige, se durcit, s'oppose à tout parfait
contact de l’esprit avec la nature, cache sous l’apparence persistante
de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit
gêné languit et bientôt s'étiole, puis meurt.
Enfin poussant à bout ma pensée, je montrai la Culture,
née de la vie, tuant la vie. » Or puisque toute civilisation
dégage des toxines qui peu à peu l'empoisonnent, et
qu'aucune ne peut prétendre à se prolonger indéfiniment,
une angoissante question effleure en certains jours quiconque n'est
pas aveuglé d'infatuation nationale — et Gide ose la poser
: dans le monde neuf qui s'édifie autour de nous, notre propre
civilisation sera-t-elle encore longtemps prolongeable ? Il répond
avec une confiance que certains peuvent trouver sacrilège,
mais qui est un hommage à notre vitalité : « Tout
ce qui représente la tradition est appelé à être
bousculé et ce n'est que longtemps après que l'on pourra
reconnaître, à travers les bouleversements, la continuité
malgré tout de notre tempérament, de notre histoire.
C'est à ce qui n'a pas eu de voix jusqu'alors de parler. C'est
une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre
l'Allemagne qu'en nous retranchant derrière notre passé.
Si la France n'est plus capable de nouveauté, pour qui serait-ce
qu'elle lutte ? »
Cette notion de continuité dans l'alternance,
de rythme dans le temps, est familière à tous les esprits
que la vie intéresse plus que les doctrines. Mais elle se complique
chez André Gide d'un rythme intérieur qui lui est particulier.
Quand, après un roman et des traités d'une tonalité
religieuse, méditative et un peu abstraite, parurent les Nourritures
Terrestres, on trouva naturel que le jeune homme trop sage s'avisât
de jeter sa gourme. Quand il donna l’Immoraliste, on le considéra
comme endurci et l'on s'en consola. Par la Porte Étroite il
parut rentrer au bercail, ce qui était encore dans l'ordre.
Mais le Retour de l’Enfant Prodigue fit les gens s'entre-regarder.
Que signifiait cette nostalgie et cette approbation du vagabondage
chez celui que le baiser de la Mère faisait pleurer de tendresse
et qui avait si chèrement acheté la réconciliation
? Survinrent les Caves, et l'on ne douta plus qu'on ne fût en
présence d'un relapse. Mais voici la Symphonie Pastorale, et
l'on désespéra de comprendre. Croyants et libres penseurs,
également déçus, criaient à l'infidélité,
à l'inconstance, à la perversité. Un homme qui
n'a pas fait honneur, ce jour-là, à son intelligence
souvent si haute, disait de Gide : « Son esprit, son talent,
son tour d'imagination sont d'une coquette achevée ; ils perdent
donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être
soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et
d'un propice clair-obscur. » On se fût épargné
bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les
pages les plus ivres des Nourritures et en comprenant que des accents
d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur,
même prodigieusement doué, ni chez un être exceptionnellement
réceptif mais falot et la proie du vent.
Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres,
la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son
imagination travaillait autour de deux pôles et sa conscience
prenait l'habitude de deux mouvements complémentaires : l'un
de repliement, l'autre d'expansion. Il est vraisemblable que, dans
la joie première de la découverte, il dut se laisser
aller à cette double attirance, à cette obligation double,
sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l’une
de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains
jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il
souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste.
Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une
auraient célébré la victoire d'un vigoureux esprit
sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité
nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide,
tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement
sa grandeur.
La pensée moderne sous toutes ses formes n’est guère
que la combinaison, à des dosages infiniment variés,
d'éléments chrétiens et païens. Rares sont
les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état
pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se
dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur
contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité
de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions
médianes où l'Église semi-pélagienne côtoie
un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd
de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide,
au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté,
que de priser en toute créature ou en toute idée ce
qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et
se refuse plus encore que ce qu'elle a de général et
de conciliant. Il n'était pas moins dans son caractère
de ne rien consentir à répudier qui puisse mener l'homme
à un haut degré d'excellence. Ne voulant rien affaiblir
et rien abandonner, il se condamnait à vivre au point où
les deux tendances se heurtent, à devenir lui-même un
des lieux où le drame se joue entre elles.
On rencontre chez Walter Pater quelque chose qui rappelle cette attitude
d'esprit. Dans la manière dont il parle des hommes de la Renaissance,
d'un Pic de la Mirandole par exemple, on retrouve cet effort pour
conserver, dans tout l'éclat du renouveau païen, le plus
exquis du christianisme. Mais l'analyse de Pater garde un caractère
cérébral ; chez Gide le conflit s'enfonce dans des régions
autrement pathétiques.
Si le dialogue n’est pas la forme la plus naturelle de son écriture,
il est le mode le plus spontané de sa pensée — j'entends
un dialogue qui n'est pas un artifice d'exposition, comme chez les
deux bonshommes qu'aimait à faire converser Rémy de
Gourmont et qui, parfaitement d'accord dès le début,
ne s'appliquaient qu'à mettre en valeur la pensée tout
unilinéaire de leur patron ; non, un dialogue entre deux antagonistes
qui, dans l'amour ou dans la haine, s'efforcent chacun de dominer
l'autre et pour aucun desquels l'auteur n'a parlé. Et comme
certaines causes sont trop vastes pour pouvoir s'exprimer en répliques
alternées ou pour cohabiter dans un même récit,
ce sont des livres entiers qui se répondent en un dramatique
débat.
Tantôt la parole appartient au christianisme, à celui
qui trouve sa grandeur dans l'humiliation de l'orgueil humain, christianisme
sans volupté ni complaisance, qui n'est jamais las de dépouiller
le corps au profit de l'âme et le monde au profit de Dieu. Tantôt
au contraire c'est l'orgueil qui s'exalte, qui rompt les barrières
et se dicte ses propres lois, poussant l'audace jusqu'aux confins
du crime, les dépassant même. Saint Augustin ou Pascal
ne refuseraient pas d'accueillir Alissa comme leur fille spirituelle
et Nietzsche sourirait avec tendresse à Lafcadio. Certes les
démons qui tourmentent Saül ou ceux qui rôdent sous
les noms de Ménalque, de Protos, d'Édouard mettent en
œuvre de terribles séductions ; ils savent prendre l'éloquence
et la beauté de Lucifer ; leur courage ne le cède qu'aux
plus braves. Mais c'est manquer de respect à Dieu que de lui
opposer des diables ridicules dont les petits enfants même n'ont
pas peur. En vrai manichéen, Gide n'a garde de déprécier
le rôle de Satan ; mais il lui impose de telles exigences, il
ne lui reconnaît sa part de royauté qu'à des conditions
si ardues que pour un peu il lui enseignerait la vertu. « Ce
que j’attends de vous, dit un des tentateurs à Lafcadio, c'est
le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. L'émotion
gène ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on
l'élude, ou que seulement elle diminue. » Le même
personnage dit ailleurs : « L'habitude et le besoin d'une discipline
me laissaient entrevoir, échappé de la règle
commune, tout autre chose qu'un simple abandon et qui me permettait
de hausser les épaules lorsque je m'entendais accuser de n'écouter
plus désormais que l’incitation du plaisir. Et cette règle
nouvelle que je m imposais : agir selon la plus grande sincérité,
impliquait une résolution, une perspicacité, un effort
où toute ma volonté se bandait, de sorte que jamais
je ne m’apparus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé
de ne plus l’être, je veux dire : de ne l'être plus qu'à
ma façon. » Un écrivain n'est corrupteur que s'il
fleurit fallacieusement le chemin défendu, s'il en dissimule
les fondrières et l'aboutissement. C'est ce qu'on ne peut reprocher
à Gide. Est-ce à dire pour cela que son immoralisme
soit de tout repos ? Il n'y prétend pas. Mais la contrepartie
ne l'était pas non plus, cette âpre et mortelle recherche
de Dieu, où tant de protestants comme de catholiques refusèrent
de reconnaître la porte même la moins large de leur religion.
Et cependant, malgré tant d'antagonismes intimes, l'œuvre de
Gide n'est pas celle d'un esprit tourmenté. C'est même
celle d'un homme qui conserve, parfois à la stupeur des gens
sérieux, des disponibilités de fantaisie et le goût
du jeu. Mais tant de liberté ne lui est permise que parce que
son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une
conscience sereine. Ce n'est pas le lieu de parler de cet art ; les
Morceaux Choisis n'essaient pas d'en donner une idée complète,
bien qu'ils en montrent les directives. C'est dramatiser à
l'excès l'image de Gide que de ne pas balancer tout ce qui
a été dit dans les pages qui précèdent,
par une étude de son classicisme. L'un ne va pas sans l'autre,
n'est pas intelligible et harmonieux sans l'autre. C'est la certitude
esthétique qui a rendu possibles tant de perplexités
morales, et celles-ci à leur tour empêchent la sclérose
de l'art, lui assurent un perpétuel rajeunissement, font que
nous ne cesserons jamais de regarder avec attente vers les nouveaux
livres que Gide pourra nous donner. Une langue si mesurée,
si claire, si aisée n'implique pas nécessairement une
pensée sans trouble, mais elle suppose un calme, une maîtrise
de soi, un plaisir au travail qui sont déjà une forme
du bonheur. Chez ceux qui ont la passion de leur métier, c'est
dans le métier même qu'il faut chercher en dernier ressort
le plus certain de leur morale et de leur paix intérieure.
A vouloir considérer, en dehors des oeuvres qui les enveloppent,
les tendances de Gide, on leur prête sans le vouloir quelque
chose de tendu, de heurté, qu'elles n'ont point. Je me reprocherais
cette trahison si je ne pouvais supposer, chez tous les lecteurs de
cette revue, la familiarité avec des paysages pour lesquels
cette analyse ne cherche qu'à dresser un plan schématique.
Quelques hachures représentent une chaîne de montagnes
; elles n'en disent ni la couleur, ni la lumière, ni le climat,
Gide veut que l'œuvre d'art soit le dernier refuge du plaisir, et
ceux qui détestent le plus sa pensée ne peuvent se défendre
de goûter dans ses livres ce qu'il considère comme la
fin dernière de l'art :
ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
(1) André Gide, Morceaux Choisis, éditions
de la Nouvelle Revue Française.
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