La Gazette des Alpes


[mars 1922]

Henry Petiot

     André Gide est un des deux ou trois auteurs qui ont su marquer de leur sceau la littérature contemporaine : il possède une place de tout premier plan dans la foule des écrivains d'aujourd'hui et, qu'on l'attaque on qu'on le défends, on est forcé de compter avec lui. Attaqué, il l’a été souvent, et violemment : jamais peut-être avec autant de brutalité que par M. Henri Massis dans la Revue Universelle, sans doute parce que, pour bien montrer son catholicisme... intégral, M. Henri Massis croit devoir faire appel aux procédés de l'Inquisition et dénouer le caractère démoniaque d'André Gide. Défendu, il l'a été encore plus : sans parler du feuilleton du temps dans lequel M. Paul Souday a combattu M. Henri Massis et a plaidé la cause de Gide avec des arguments qui sont parfois un peu « pavé de l'ours », l’auteur des « Nourritures terrestres » compte de nombreux partisans et amis, et il fait, déjà depuis quelques années, figure de chef d'école, qu'il le désire ou non. C'est sans doute d'une part pour permettre à ses partisans d'avoir sous la main, tous les arguments pour présenter sa défense, et d'autre part pour réduire à néant l'affirmation de ses adversaires qu'il se dérobait trop souvent, que la Nouvelle Revue Française a publié cette anthologie, faite par l'auteur lui-même, et qui contient les pages les plus caractéristiques de son œuvre. En même temps, Crès publia un autre recueil de morceaux choisis d'André Gide à l'usage de la jeunesse, sur lequel nous aurons à revenir quelque jour. Profitant que ce que, d'après l’auteur lui-même, le recueil de la N. R. F. contient l'essence de la pensée d'André Gide, nous allons nous arrêter un moment sur cette œuvre considérable et essayer de nous rendre compte des éléments qui la font célèbre et, sans doute, durable.

     M. Paul Souday, dans son article, semble conclure à la présence en Gide de deux hommes : d'une part un artiste — l’un des premiers de ce temps, dit-il, et nous souscrivons très volontiers à ce jugement, — d'autre part un penseur qui n'égalerait point l'artiste.

Reprenons ces deux points l'un après l'autre.

     Un artiste : On ne peut nier en effet qu'André Gide soit un artiste de toute première valeur, apparenté à la grande race des Baudelaire, des Mallarmé et de tous ces écrivains qui, sans avoir jamais atteint le grand public — à la façon d'un Pierre Benoît — compte un nombre d'admirateurs sincères, discrets mais passionnés. Il possède un talent d'une subtilité raffinée, un sens du rythme qui est plus que séduisant, une élégance dans le style qui se fait rare aujourd'hui. Il connaît et il possède à fond la faculté d'enchaîner les mots les uns aux autres, et, en excluant entièrement — on presque — la rime et l'assonance même, il se rapproche de la poésie la plus classique, en raison de ce qu’il possède de vraiment et de profondément français, d'ordonné et d'équilibré. Certaines pages des « Nourritures terrestres », citées dans l'anthologie de la N.R.F., comptent parmi les plus beaux poèmes qu’on ait écrit en Français. Or, justement, l’ordre merveilleux qui règne dans son style, dans sa forme, contraste avec une violence inouïe avec le réseau de contradictions voulues que présente sa pensée.

     Le penseur, en lui, est difficile à discerner. Il n’est pas de ces écrivains dont il suffit d’avoir lu dix pages pour les connaître en entier. André Gide exige de son lecteur qu’il le lise lentement, qu’il le relise, qu’il réfléchisse sur lui. J’ai été longtemps un adversaire de Gide, je n’aimais pas son œuvre : je crois bien que cela était dû surtout au fait que je ne l’avais pas assez relu. Je crois aussi que j’hésitais un peu à m’abandonner à lui, à céder à l’emprise enveloppante qu’il conquiert vite sur les esprits. Il faut beaucoup de consentement pour le comprendre — sinon pour l’apprécier ; encore que de nombreuses personnes l’apprécient sans le comprendre.

     La première chose qui frappe, dans la pensée d'André Gide, c'est la fréquence des contradictions: on a l’impression d'une masse d'idées fuyantes, en quelque sorte gélatineuses, difficiles à saisir. Mais ce n'est qu'une impression : elle ne résiste guère à une troisième lecture. Si M. Paul Souday avait relu très souvent André Gide il ne parlerait point, à son sujet, « d’une crise de la pensée » et il ne lui reprocherait point ses « déclamations contre les chaînes de la logique ». Le fond de la doctrine d'André Gide lui serait apparu clairement et il n'en aurait pas plaisanté : c'est un véritable nihilisme, le plus grave des nihilismes, le nihilisme intellectuel et moral. D'accord avec un Barrès — ce Barrès qu’il a fort combattu — avec cet ancêtre des révolutionnaires, Dostoïevski, Gide condamne la morale, fausse, arbitraire, nuisible parce que factice, tout cela parce qu'on nous l'impose et qu'elle existe davantage en dehors de nous, qu'en nous. Cela, dit M. Souday, c’est « le monde à l'envers » : sans doute, cher Maître, mais un feuilletoniste du Temps n'admet pas sans difficulté que des auteurs mettent le monde à l’envers. D’ailleurs M. Souday a peut-être bien tort de reprocher à Gide de ne pas assez considérer la vérité morale comme objective car il est, à mon sens, bien plus objectif que Barrès dans sa façon de se plaire vis-à-vis de la morale. Objectif ou non, il demeure nihiliste, nous répétons le terme et peut-être ne sommes-nous pas très éloignés de dire qu’il a raison.

      Il reste une dernière question à envisager, question que l'on a bien souvent posée à propos de cette œuvre si complexe que de longues études n'arriveraient même pas à la classifier, qui a encore été posée par l'article de M. Henri Massis, celle de l’influence dangereuse d'André Gide. Que ce soit dans les « Nourritures », dans la « Symphonie Pastorale », dans l’« Immoraliste », dans « Prétextes », il est incontestable qu'on trouve un charme enveloppant, extrêmement périlleux. Il est si rare que je souscrive à un jugement de M. Henri Massis, que je me fais... un plaisir de reprendre ses propres expressions.

     Il dénonce la « froide corruption », la « perversité consciente » d’André Gide, et il ajoute que c’est « une âme affreusement lucide dont tout l’art s’applique à corrompre ».


     Eh bien il a raison et M. Paul Souday s’est trompé quand croyant défendre Gide il a écrit que ses œuvres « ne sont assurément pas corruptrices »… à moins que, contre cette corruption-là, M. Paul Souday soit ou très bien armé ou mithridaté.

     Oui, Gide est immoral ! Qu’on ne s'y trompe point, pas à la façon d'un (j'allais faire de la réclame à un auteur ; mettons, d'un La Fontaine, quand il écrivait ses contes à la fin de sa vie)… ni même à celle d'un Baudelaire. Dans la forme il est voluptueux jusqu'à la moelle, jusque dans cet étrange nom de Nathanaël qui revient périodiquement comme une obsession, et je connais des jeunes femmes et jeunes filles qui lisent les « Nourritures terrestres » pour y chercher l'oubli, l'oubli clément, enveloppant (ce mot revient seul sous ma plume), comme elles le cherchent dans certaines pièces de Baudelaire (Recueillement, par exemple). Dans le fond, pour ceux qui vont jusqu'au bout de sa pensée, il est plus dangereux encore, et il le sait bien, lui qui écrit : « Nathanaël, jette mon livre… », lui qui dit encore, à propos de cet immense et terrible Wilde : Je songeais au mot de Flaubert qui, lorsqu’on lui demandait quelle sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait : « Celle de démoralisateur. » Il le sait et il a raison. Ah, Monsieur Souday, rédacteur au Temps, ne défendez pas du grief de la corruption André Gide. C’est peut-être bien cela, qui paraît aujourd’hui « monde à l’envers » et corruption qui fait l’œuvre de Gide immortelle, en tous cas, durable. C’est certainement beaucoup pour cela — qui n’est pas de la corruption, M. Souday, dans le sens où vous entendez ce mot — qu’André Gide est aimé des jeunes. Il sait qu’il a pour lui cette génération nouvelle, qui est arrivée à l’âge d’homme au moment où finissait la guerre, et qui, tournée plus vers l’analyse que vers la synthèse, se concentre, réfléchit, observe et porte en elle, si elle ne l’a fait point jaillir cependant au dehors, la flamme des grands enthousiasmes.

     Combien de choses resteraient encore à dire ! A propos de ces morceaux choisis il faudrait se livrer à une analyse complète de l’œuvre d’André Gide. Hélas, cent articles… de MM. Souday et Massis n’y suffiraient point ! Une thèse de doctorat et cela serait encore insuffisant. André Gide est un des deux ou trois auteurs que l’on n’épuise pas. Encore faut-il être converti à lui.