André Gide est un des deux ou trois auteurs
qui ont su marquer de leur sceau la littérature contemporaine
: il possède une place de tout premier plan dans la foule des
écrivains d'aujourd'hui et, qu'on l'attaque on qu'on le défends,
on est forcé de compter avec lui. Attaqué, il l’a été
souvent, et violemment : jamais peut-être avec autant de brutalité
que par M. Henri Massis dans la Revue Universelle, sans doute parce
que, pour bien montrer son catholicisme... intégral, M. Henri
Massis croit devoir faire appel aux procédés de l'Inquisition
et dénouer le caractère démoniaque d'André
Gide. Défendu, il l'a été encore plus : sans
parler du feuilleton du temps dans lequel M. Paul Souday a combattu
M. Henri Massis et a plaidé la cause de Gide avec des arguments
qui sont parfois un peu « pavé de l'ours », l’auteur
des « Nourritures terrestres » compte de nombreux partisans
et amis, et il fait, déjà depuis quelques années,
figure de chef d'école, qu'il le désire ou non. C'est
sans doute d'une part pour permettre à ses partisans d'avoir
sous la main, tous les arguments pour présenter sa défense,
et d'autre part pour réduire à néant l'affirmation
de ses adversaires qu'il se dérobait trop souvent, que la Nouvelle
Revue Française a publié cette anthologie, faite par
l'auteur lui-même, et qui contient les pages les plus caractéristiques
de son œuvre. En même temps, Crès publia un autre recueil
de morceaux choisis d'André Gide à l'usage de la jeunesse,
sur lequel nous aurons à revenir quelque jour. Profitant que
ce que, d'après l’auteur lui-même, le recueil de la N.
R. F. contient l'essence de la pensée d'André Gide,
nous allons nous arrêter un moment sur cette œuvre considérable
et essayer de nous rendre compte des éléments qui la
font célèbre et, sans doute, durable.
M. Paul Souday, dans son article, semble conclure à la présence
en Gide de deux hommes : d'une part un artiste — l’un des premiers
de ce temps, dit-il, et nous souscrivons très volontiers à
ce jugement, — d'autre part un penseur qui n'égalerait point
l'artiste.
Reprenons ces deux points l'un après l'autre.
Un artiste : On ne peut nier en effet qu'André Gide soit un
artiste de toute première valeur, apparenté à
la grande race des Baudelaire, des Mallarmé et de tous ces
écrivains qui, sans avoir jamais atteint le grand public —
à la façon d'un Pierre Benoît — compte un nombre
d'admirateurs sincères, discrets mais passionnés. Il
possède un talent d'une subtilité raffinée, un
sens du rythme qui est plus que séduisant, une élégance
dans le style qui se fait rare aujourd'hui. Il connaît et il
possède à fond la faculté d'enchaîner les
mots les uns aux autres, et, en excluant entièrement — on presque
— la rime et l'assonance même, il se rapproche de la poésie
la plus classique, en raison de ce qu’il possède de vraiment
et de profondément français, d'ordonné et d'équilibré.
Certaines pages des « Nourritures terrestres », citées
dans l'anthologie de la N.R.F., comptent parmi les plus beaux poèmes
qu’on ait écrit en Français. Or, justement, l’ordre
merveilleux qui règne dans son style, dans sa forme, contraste
avec une violence inouïe avec le réseau de contradictions
voulues que présente sa pensée.
Le penseur, en lui, est difficile à discerner. Il n’est pas
de ces écrivains dont il suffit d’avoir lu dix pages pour les
connaître en entier. André Gide exige de son lecteur
qu’il le lise lentement, qu’il le relise, qu’il réfléchisse
sur lui. J’ai été longtemps un adversaire de Gide, je
n’aimais pas son œuvre : je crois bien que cela était dû
surtout au fait que je ne l’avais pas assez relu. Je crois aussi que
j’hésitais un peu à m’abandonner à lui, à
céder à l’emprise enveloppante qu’il conquiert vite
sur les esprits. Il faut beaucoup de consentement pour le comprendre
— sinon pour l’apprécier ; encore que de nombreuses personnes
l’apprécient sans le comprendre.
La première chose qui frappe, dans la pensée d'André
Gide, c'est la fréquence des contradictions: on a l’impression
d'une masse d'idées fuyantes, en quelque sorte gélatineuses,
difficiles à saisir. Mais ce n'est qu'une impression : elle
ne résiste guère à une troisième lecture.
Si M. Paul Souday avait relu très souvent André Gide
il ne parlerait point, à son sujet, « d’une crise de
la pensée » et il ne lui reprocherait point ses «
déclamations contre les chaînes de la logique ».
Le fond de la doctrine d'André Gide lui serait apparu clairement
et il n'en aurait pas plaisanté : c'est un véritable
nihilisme, le plus grave des nihilismes, le nihilisme intellectuel
et moral. D'accord avec un Barrès — ce Barrès qu’il
a fort combattu — avec cet ancêtre des révolutionnaires,
Dostoïevski, Gide condamne la morale, fausse, arbitraire, nuisible
parce que factice, tout cela parce qu'on nous l'impose et qu'elle
existe davantage en dehors de nous, qu'en nous. Cela, dit M. Souday,
c’est « le monde à l'envers » : sans doute, cher
Maître, mais un feuilletoniste du Temps n'admet pas sans difficulté
que des auteurs mettent le monde à l’envers. D’ailleurs M.
Souday a peut-être bien tort de reprocher à Gide de ne
pas assez considérer la vérité morale comme objective
car il est, à mon sens, bien plus objectif que Barrès
dans sa façon de se plaire vis-à-vis de la morale. Objectif
ou non, il demeure nihiliste, nous répétons le terme
et peut-être ne sommes-nous pas très éloignés
de dire qu’il a raison.
Il reste une dernière question à envisager, question
que l'on a bien souvent posée à propos de cette œuvre
si complexe que de longues études n'arriveraient même
pas à la classifier, qui a encore été posée
par l'article de M. Henri Massis, celle de l’influence dangereuse
d'André Gide. Que ce soit dans les « Nourritures »,
dans la « Symphonie Pastorale », dans l’« Immoraliste
», dans « Prétextes », il est incontestable
qu'on trouve un charme enveloppant, extrêmement périlleux.
Il est si rare que je souscrive à un jugement de M. Henri Massis,
que je me fais... un plaisir de reprendre ses propres expressions.
Il dénonce la « froide corruption », la «
perversité consciente » d’André Gide, et il ajoute
que c’est « une âme affreusement lucide dont tout l’art
s’applique à corrompre ».
Eh bien il a raison et M. Paul Souday s’est trompé quand croyant
défendre Gide il a écrit que ses œuvres « ne sont
assurément pas corruptrices »… à moins que, contre
cette corruption-là, M. Paul Souday soit ou très bien
armé ou mithridaté.
Oui, Gide est immoral ! Qu’on ne s'y trompe point, pas à la
façon d'un (j'allais faire de la réclame à un
auteur ; mettons, d'un La Fontaine, quand il écrivait ses contes
à la fin de sa vie)… ni même à celle d'un Baudelaire.
Dans la forme il est voluptueux jusqu'à la moelle, jusque dans
cet étrange nom de Nathanaël qui revient périodiquement
comme une obsession, et je connais des jeunes femmes et jeunes filles
qui lisent les « Nourritures terrestres » pour y chercher
l'oubli, l'oubli clément, enveloppant (ce mot revient seul
sous ma plume), comme elles le cherchent dans certaines pièces
de Baudelaire (Recueillement, par exemple). Dans le fond, pour ceux
qui vont jusqu'au bout de sa pensée, il est plus dangereux
encore, et il le sait bien, lui qui écrit : « Nathanaël,
jette mon livre… », lui qui dit encore, à propos de cet
immense et terrible Wilde : Je songeais au mot de Flaubert qui, lorsqu’on
lui demandait quelle sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait
: « Celle de démoralisateur. » Il le sait et il
a raison. Ah, Monsieur Souday, rédacteur au Temps, ne défendez
pas du grief de la corruption André Gide. C’est peut-être
bien cela, qui paraît aujourd’hui « monde à l’envers
» et corruption qui fait l’œuvre de Gide immortelle, en tous
cas, durable. C’est certainement beaucoup pour cela — qui n’est pas
de la corruption, M. Souday, dans le sens où vous entendez
ce mot — qu’André Gide est aimé des jeunes. Il sait
qu’il a pour lui cette génération nouvelle, qui est
arrivée à l’âge d’homme au moment où finissait
la guerre, et qui, tournée plus vers l’analyse que vers la
synthèse, se concentre, réfléchit, observe et
porte en elle, si elle ne l’a fait point jaillir cependant au dehors,
la flamme des grands enthousiasmes.
Combien de choses resteraient encore à dire ! A propos de ces
morceaux choisis il faudrait se livrer à une analyse complète
de l’œuvre d’André Gide. Hélas, cent articles… de MM.
Souday et Massis n’y suffiraient point ! Une thèse de doctorat
et cela serait encore insuffisant. André Gide est un des deux
ou trois auteurs que l’on n’épuise pas. Encore faut-il être
converti à lui.
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