Un article de M. Henri Massis sur « l’Influence
de M. André Gide », paru dans la Revue universelle,
a fait quelque bruit. M. Henri Massis, ancien bergsonien, converti
à l’orthodoxie intégrale, y dénonce les «
maléfices » de M. André Gide, ses «
dangereux sortilèges », son « anarchisme »,
sa « perversité consciente » et sa «
froide corruption ». Il écrit: « Son classicisme
même n’est qu’un feinte suprême pour masquer la révolte
de son âme où les démons assemblés
se disputent. » Il ajoute : « Il n’y a qu'un mot pour
définir un tel homme, mot réservé et dont
l’usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté
de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque.
Et il ne s'agit pas de ce Satanisme verbal, littéraire,
de cette affectation de vice qui fut de mode il y a quelque trente
ans : mais d'une âme affreusement lucide dont tout l’art
s'applique à corrompre. »
Bref, c’est un procès de sorcellerie en règle que
M. Henri Massis intente à M. André Gide. Ces jeunes
catholiques d’aujourd’hui ont des âmes d’inquisiteurs. Le
P. Garasse et Torquemada revivent en M. Henri Massis, qui ferait
brûler sans hésitation les livres de M. André
Gide et l'auteur lui-même, si M. Homais n'avait aboli ce
mode de discussion, ainsi que l’a remarqué Renan. M. Henri
Massis doit se borner à frapper M. André Gide d'anathème
et d excommunication majeure. Car tel est le malheur des temps.
C'est bien à regret qu'il ne le coiffe pas du san-benito
et ne l’envoie pas gigoter dans une chemise soufrée, selon
le mot charmant d'Édouard Drumont. Le zèle de M.
Massis est digne des plus saines doctrines de l'Église
et des meilleures traditions du moyen âge. Ce n'est pas
sa faute si ces principes tutélaires sont mis en échec,
malgré l'énergique protestation du Syllabus, par
les damnables erreurs modernes. Que l'on défasse seulement
l'œuvre de la Révolution française, comme M. Paul
Bourget le réclame à grands cris, et M. André
Gide expiera bientôt ses hérésies sur le bûcher,
en compagnie de quelques confrères.
Tout cela est assez comique, parce que le péril n'est pas
à nos portes. On peut encore en rire à l'aise. Cependant,
ces fureurs justifient les écrivains qui, sans avoir jamais
fait de politique et sans en avoir aucunement le goût, se
défient de toute réaction, comme Flaubert, par simple
attachement à la liberté de l'esprit. Ils n'apportent
pas d’a priori en ces matières politico-sociales, qui en
soi ne sont pas celles qui les passionnent le plus ; ils préfèrent
la démocratie, tout bonnement, parce que de l'aveu même
de ses adversaires, qui lui en font un grief, ce sont les institutions
démocratiques qui garantissent le mieux cette indispensable
et vitale liberté.
Mais M. Henri Massis ne se borne pas à fulminer. Il a voulu
motiver son réquisitoire et il a peut-être eu tort
; car les motifs qu’il donne ne sont pas sérieux. Il reproche
à M. André Gide d'avoir fait son domaine du spécial,
de l’étrange, des « régions inexplorées,
marécageuses, riches en danger neuf. » N'est-ce pas
le cas de Stendhal, de Balzac, de Dostoïevsky, de tous les
romanciers ? « Voyez, dit M. Massis, où va sa dilection.
Dans les Déracinés de Barrès, seul le personnage
de Racadot l’attire. » Ce n’est pas tout à fait exact;
il est vrai seulement que M. André Gide a écrit
: « Si Racadot n’avait pas quitté la Lorraine, il
n’eût jamais assassiné ; mais alors il ne m’intéresserait
plus du tout… » M. Massis cite cette phrase, mais pourquoi
supprime-t-il ce qui suit, et qui en éclaire le sens :
« … tandis que, grâce aux circonstances étranges
qui l'acculent, c’est lui, vous le savez, sur qui se concentre
l'intérêt dramatique du livre. » Intérêt
dramatique, monsieur Massis ! Racadot intéresse M. André
Gide comme Macbeth, et au même titre. En voulant faire croire
à vos lecteurs que M. Gide porte à Racadot une sympathie
morale et approuve son crime, vous ne donnez peut-être pas
un parfait exemple de bonne foi dans la controverse.
Même observation pour le Lafcadio des Caves du Vatican qui,
pour rien, par dilettantisme, s'amuse à précipiter
par la portière du wagon un voisin ridicule. A qui espérez-vous
persuader que M. Gide propose cette fantaisie en modèle
à la jeunesse ? C’est de l'humour genre Edgar Poe ou Villiers
de l'Isle-Adam. Au fond, c'est une dérision de l'action
et des gens qui la prêchent à tort et à travers.
Cette idée pouvait traverser l’esprit de Lafcadio : s’il
avait été un contemplatif, il en eût souri,
et s'il avait été homme de lettres, il en eût
fait un conte. Il a cédé à l'impulsion, parce
que c'est un de ces malheureux qui ne savent qu'agir. Telle est,
je pense, la signification de cet épisode. Étant
un philosophe de l'action, M. Henri Massis a pu se sentir atteint.
Ce n'est pas une raison suffisante pour attribuer à M.
André Gide une apologie de l'assassinat, même désintéressé
et considéré, avec Thomas de Quincey, comme l’un
des beaux-arts. M. Massis ressemble au Chincholle du Jardin de
Bérénice et prend les choses trop à la lettre.
L'ironie lui échappe. Il s’irrite et s'indigne, parce qu'il
n'a pas compris.
On lira, on relira, avec plaisir les deux volumes de morceaux
choisis de M. André Gide qui viennent de paraître,
et dont l'un est spécialement à l’usage de cette
jeunesse qu’on l'accuse de vouloir corrompre. Plusieurs de ces
morceaux n'avaient jamais été recueillis en volume,
ou sont même complètement inédits. Je vous
ai souvent parlé de M. André Gide et ne recommencerai
pas aujourd'hui l'éloge de ce talent délicat et
subtil, l'un des plus séduisants de notre époque.
Ce groupement de pages capitales me permettra d'insister sur les
idées de M. André Gide, lesquelles ne sont assurément
pas corruptrices, mais un peu fuyantes et contradictoires, il
faut en convenir. Le don de lier les idées n’est pas la
principale qualité de la plupart des écrivains d'aujourd'hui,
même des plus brillants. Non moins que d’une crise du français
(qui ne se manifeste pas chez M. Gide), nous souffrons d’une crise
de la pensée. Alors ils ont imaginé de se faire
un mérite de leur infirmité. Et l'on trouve aussi
chez M. Gide des déclamations contre les « chaînes
de la logique » ! On croirait entendre M. Suarès
et sa « tyrannie rationnelle ». C'est comme si un
marin dénonçait la tyrannie de la boussole, qui
l'empêche d'aller librement à la dérive et
de se perdre en toute indépendance sur les écueils.
Ailleurs, M. Gide condamne un autre despotisme : celui de la morale,
dont les préceptes sont extérieurs à nous-mêmes,
comme ceux de la raison. Il paraît que tout ordre est nécessairement
arbitraire et factice, si nous ne l'avons pas inventé.
Singulière plaisanterie ! De même Dostoïevsky
disait : « Comment voulez-vous que la Russie s'intéresse
à cette civilisation occidentale qu'elle n'a pas inventée
? » Si l'on ne peut plus s'intéresser qu'à
ce qu'on invente, voilà le champ de l'intérêt
extrêmement réduit, attendu que la plupart des gens
n'inventent pas grand-chose et que les plus grands inventeurs
eux-mêmes doivent tabler sur ce que d'autres ont découvert
avant eux. On ne s'invente pas plus une morale ou une sensibilité
qu'une science ou une logique. M. André Gide raille les
moralistes qui ont parlé de l’esclavage des passions, et
leur impute de l'avoir remplacé par un autre. Mais ici
intervient le granum salis que ne perçoit pas M. Henri
Massis, puisque M. André Gide conclut à supprimer
toute délibération préalable, comme asservissante
encore, et à obéir passivement aux mouvements réflexes,
ce qui n'est évidemment pas se libérer, mais se
livrer au hasard. Cela a bien l'air d'une réfutation par
l'absurde.
Toutefois, on ne sait jamais à quoi s'en tenir avec cet
esprit ingénieux et fertile, mais fugace et incohérent,
qui se contredit sans cesse, selon la coutume du jour. Il ne se
lasse pas de prêcher la libération, l’autonomie,
la personnalité différenciée, et ne valant
que par là. Lorsqu’il se contente de répudier les
familles, les foyers, tous les obstacles à l’affranchissement
et aux expériences vagabondes, on peut observer qu’au fond
il s’exprime à peu près comme l’Évangile
et recommande quelque chose d’analogue à l’ascétisme
chrétien : « Si tu voulais, si tu savais, Myrtil,
en cet instant, sans plus de femme ni d’enfants, tu serais seul
devant Dieu sur la terre… A travers indistinctement toute chose,
j’ai éperdument adoré. » Et cela n’a jamais
été bien inquiétant, parce que la contagion
de ce renoncement n’est pas à craindre. Il aurait même
un tour assez noble, presque héroïque, s’il visait
quelque grand objet spirituel. Il faut bien dire que l’espèce
d’esthétisme émotif recommandé par M. Gide
est assez décevant.
« Nathanaël, jette mon livre… Ne crois pas que ta vérité
puisse être trouvée par quelque autre... Cherche
la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le
fais pas... Ne t'attache qu'à ce que tu sens qui n’est
nulle part ailleurs qu’en toi-même… » D’abord comment
le saura-t-il, ce Nathanaël, s'il repousse la culture comme
diminuant la vie, à l'imitation du héros de l’Immoraliste
? Et quelle équivoque ! « Ta vérité...
» Il n'y a qu'une vérité, la même pour
tout le monde. Cette vérité commune admet sans doute
que chacun doit suivre sa vocation, et que les grands écrivains
sont originaux. Mais ériger son moi en critérium
de certitude et en centre du monde, en développer soigneusement
les particularités, ou même les bizarreries, ce n'est
certes pas la bonne voie même pour arriver au but qu'on
se propose. En somme, M. André Gide, qui a tant combattu
M. Maurice Barrès, s'accorde avec lui sur l'essentiel.
M. Barrès a un peu élargi son égotisme pour
le rendre national, mais c'est toujours un égotisme, comme
le pur individualisme subjectif de ses débuts, auquel M.
André Gide est resté fidèle. La vérité
est avant tout objective et extérieure à nous, supérieure
à nous, même si elle est immanente. Le premier principe
de tout art et de toute science, c'est de chercher le beau et
le vrai, pour eux-mêmes, par amour désintéressé,
et non pas en les examinant comme un menu de table d'hôte
afin d'adopter les plats à notre convenance ; et encore
moins faut-il les écarter pour leur substituer on ne sait
quelle chimère de notre cru. M. Gide, M. Barrès,
Dostoïevski et toute cette école, c'est proprement
le monde à l’envers.
Le plus curieux est que M. André Gide ne l'ignore pas,
et qu'on trouve dans son œuvre les meilleures réfutations
de ses sophismes favoris. Il aime à citer ce mot de l’Évangile
: « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui
consent à la perdre la sauvera… » Il l’applique spontanément
à l’originalité littéraire, et montre fort
bien que les maîtres classiques sont originaux sans s’y
évertuer, en ne s’efforçant que d’être humains
et d’être parfaits. Il se moque fort spirituellement des
jeunes écrivains actuels qui ne lisent rien pour ne pas
être influencés. Il redoute les « ratés
de l’individualisme », et objecte à Stirner que les
individualités puissantes se passeront bien de ses théories.
Il blague la manie de la sincérité, érigée
en dogme nécessaire et suffisant. Que nous importe que
vous disiez sincèrement des niaiseries ? Il reproduit des
textes jansénistes très importants et très
beaux : « De quelque ordre ou de quelque pays que vous soyez,
vous ne devez croire que ce qui est vrai, et ce que vous seriez
disposé à croire si vous étiez d'un autre
pays, d’un autre ordre ou d'une autre profession. » Et cette
phrase où un funeste travers est sévèrement
flétri : « Nous jugeons les choses, non par ce qu'elles
sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont par rapport
à notre égard : et la vérité, et l'utilité
ne sont pour nous qu'une même chose. » Admirable condamnation
du pragmatisme, du nationalisme intellectuel, de tous les subjectivismes,
qui ne sont pas nés d'hier. M. Gide ajoute : « Ce
que le grand Arnauld constate en le déplorant, Barrès
en fait la base de son éthique... » Et il observe
que Barrès a peint comme kantien et allemand, ou protestant,
ce qui est janséniste et profondément français...
Mais lui-même, Gide, il n'en écrira pas moins : «
Que m'importe que cette théorie soit vraie, si elle est
laide, et ruineuse, et nocive pour l'œuvre d'art ? » Il
lâche Arnauld et retombe du côté de Barrès.
Il est insaisissable.
Dans ses jugements littéraires, que d'injustices contre
Voltaire, Corneille, Ronsard, Hugo, Théophile Gautier et
tout le romantisme ! Il se félicite de goûter plus
pleinement que nos aïeux la poésie de la Bible et
des Mille et Nuits : il ne voit pas que c’est un des bénéfices
de la critique romantique. Il aime Nietzsche : c'est très
bien. Il célèbre l’ardeur, l’exaltation, la vie
intense. Il appelle même les orages — et ne se souvient
pas que c’est du Chateaubriand ! Évidemment, tout cela
n’est pas dangereux et nous n’en mourrons pas. Mais l’idéologie
d’André Gide ne vaut certes pas son style. Ce n’est qu’un
artiste, — l’un des premiers de ce temps.
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