Le Temps


14 février 1922

Paul Souday

    Un article de M. Henri Massis sur « l’Influence de M. André Gide », paru dans la Revue universelle, a fait quelque bruit. M. Henri Massis, ancien bergsonien, converti à l’orthodoxie intégrale, y dénonce les « maléfices » de M. André Gide, ses « dangereux sortilèges », son « anarchisme », sa « perversité consciente » et sa « froide corruption ». Il écrit: « Son classicisme même n’est qu’un feinte suprême pour masquer la révolte de son âme où les démons assemblés se disputent. » Il ajoute : « Il n’y a qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l’usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas de ce Satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice qui fut de mode il y a quelque trente ans : mais d'une âme affreusement lucide dont tout l’art s'applique à corrompre. »

    Bref, c’est un procès de sorcellerie en règle que M. Henri Massis intente à M. André Gide. Ces jeunes catholiques d’aujourd’hui ont des âmes d’inquisiteurs. Le P. Garasse et Torquemada revivent en M. Henri Massis, qui ferait brûler sans hésitation les livres de M. André Gide et l'auteur lui-même, si M. Homais n'avait aboli ce mode de discussion, ainsi que l’a remarqué Renan. M. Henri Massis doit se borner à frapper M. André Gide d'anathème et d excommunication majeure. Car tel est le malheur des temps. C'est bien à regret qu'il ne le coiffe pas du san-benito et ne l’envoie pas gigoter dans une chemise soufrée, selon le mot charmant d'Édouard Drumont. Le zèle de M. Massis est digne des plus saines doctrines de l'Église et des meilleures traditions du moyen âge. Ce n'est pas sa faute si ces principes tutélaires sont mis en échec, malgré l'énergique protestation du Syllabus, par les damnables erreurs modernes. Que l'on défasse seulement l'œuvre de la Révolution française, comme M. Paul Bourget le réclame à grands cris, et M. André Gide expiera bientôt ses hérésies sur le bûcher, en compagnie de quelques confrères.

    Tout cela est assez comique, parce que le péril n'est pas à nos portes. On peut encore en rire à l'aise. Cependant, ces fureurs justifient les écrivains qui, sans avoir jamais fait de politique et sans en avoir aucunement le goût, se défient de toute réaction, comme Flaubert, par simple attachement à la liberté de l'esprit. Ils n'apportent pas d’a priori en ces matières politico-sociales, qui en soi ne sont pas celles qui les passionnent le plus ; ils préfèrent la démocratie, tout bonnement, parce que de l'aveu même de ses adversaires, qui lui en font un grief, ce sont les institutions démocratiques qui garantissent le mieux cette indispensable et vitale liberté.

    Mais M. Henri Massis ne se borne pas à fulminer. Il a voulu motiver son réquisitoire et il a peut-être eu tort ; car les motifs qu’il donne ne sont pas sérieux. Il reproche à M. André Gide d'avoir fait son domaine du spécial, de l’étrange, des « régions inexplorées, marécageuses, riches en danger neuf. » N'est-ce pas le cas de Stendhal, de Balzac, de Dostoïevsky, de tous les romanciers ? « Voyez, dit M. Massis, où va sa dilection. Dans les Déracinés de Barrès, seul le personnage de Racadot l’attire. » Ce n’est pas tout à fait exact; il est vrai seulement que M. André Gide a écrit : « Si Racadot n’avait pas quitté la Lorraine, il n’eût jamais assassiné ; mais alors il ne m’intéresserait plus du tout… » M. Massis cite cette phrase, mais pourquoi supprime-t-il ce qui suit, et qui en éclaire le sens : « … tandis que, grâce aux circonstances étranges qui l'acculent, c’est lui, vous le savez, sur qui se concentre l'intérêt dramatique du livre. » Intérêt dramatique, monsieur Massis ! Racadot intéresse M. André Gide comme Macbeth, et au même titre. En voulant faire croire à vos lecteurs que M. Gide porte à Racadot une sympathie morale et approuve son crime, vous ne donnez peut-être pas un parfait exemple de bonne foi dans la controverse.

    Même observation pour le Lafcadio des Caves du Vatican qui, pour rien, par dilettantisme, s'amuse à précipiter par la portière du wagon un voisin ridicule. A qui espérez-vous persuader que M. Gide propose cette fantaisie en modèle à la jeunesse ? C’est de l'humour genre Edgar Poe ou Villiers de l'Isle-Adam. Au fond, c'est une dérision de l'action et des gens qui la prêchent à tort et à travers. Cette idée pouvait traverser l’esprit de Lafcadio : s’il avait été un contemplatif, il en eût souri, et s'il avait été homme de lettres, il en eût fait un conte. Il a cédé à l'impulsion, parce que c'est un de ces malheureux qui ne savent qu'agir. Telle est, je pense, la signification de cet épisode. Étant un philosophe de l'action, M. Henri Massis a pu se sentir atteint. Ce n'est pas une raison suffisante pour attribuer à M. André Gide une apologie de l'assassinat, même désintéressé et considéré, avec Thomas de Quincey, comme l’un des beaux-arts. M. Massis ressemble au Chincholle du Jardin de Bérénice et prend les choses trop à la lettre. L'ironie lui échappe. Il s’irrite et s'indigne, parce qu'il n'a pas compris.

    On lira, on relira, avec plaisir les deux volumes de morceaux choisis de M. André Gide qui viennent de paraître, et dont l'un est spécialement à l’usage de cette jeunesse qu’on l'accuse de vouloir corrompre. Plusieurs de ces morceaux n'avaient jamais été recueillis en volume, ou sont même complètement inédits. Je vous ai souvent parlé de M. André Gide et ne recommencerai pas aujourd'hui l'éloge de ce talent délicat et subtil, l'un des plus séduisants de notre époque. Ce groupement de pages capitales me permettra d'insister sur les idées de M. André Gide, lesquelles ne sont assurément pas corruptrices, mais un peu fuyantes et contradictoires, il faut en convenir. Le don de lier les idées n’est pas la principale qualité de la plupart des écrivains d'aujourd'hui, même des plus brillants. Non moins que d’une crise du français (qui ne se manifeste pas chez M. Gide), nous souffrons d’une crise de la pensée. Alors ils ont imaginé de se faire un mérite de leur infirmité. Et l'on trouve aussi chez M. Gide des déclamations contre les « chaînes de la logique » ! On croirait entendre M. Suarès et sa « tyrannie rationnelle ». C'est comme si un marin dénonçait la tyrannie de la boussole, qui l'empêche d'aller librement à la dérive et de se perdre en toute indépendance sur les écueils.

    Ailleurs, M. Gide condamne un autre despotisme : celui de la morale, dont les préceptes sont extérieurs à nous-mêmes, comme ceux de la raison. Il paraît que tout ordre est nécessairement arbitraire et factice, si nous ne l'avons pas inventé. Singulière plaisanterie ! De même Dostoïevsky disait : « Comment voulez-vous que la Russie s'intéresse à cette civilisation occidentale qu'elle n'a pas inventée ? » Si l'on ne peut plus s'intéresser qu'à ce qu'on invente, voilà le champ de l'intérêt extrêmement réduit, attendu que la plupart des gens n'inventent pas grand-chose et que les plus grands inventeurs eux-mêmes doivent tabler sur ce que d'autres ont découvert avant eux. On ne s'invente pas plus une morale ou une sensibilité qu'une science ou une logique. M. André Gide raille les moralistes qui ont parlé de l’esclavage des passions, et leur impute de l'avoir remplacé par un autre. Mais ici intervient le granum salis que ne perçoit pas M. Henri Massis, puisque M. André Gide conclut à supprimer toute délibération préalable, comme asservissante encore, et à obéir passivement aux mouvements réflexes, ce qui n'est évidemment pas se libérer, mais se livrer au hasard. Cela a bien l'air d'une réfutation par l'absurde.

    Toutefois, on ne sait jamais à quoi s'en tenir avec cet esprit ingénieux et fertile, mais fugace et incohérent, qui se contredit sans cesse, selon la coutume du jour. Il ne se lasse pas de prêcher la libération, l’autonomie, la personnalité différenciée, et ne valant que par là. Lorsqu’il se contente de répudier les familles, les foyers, tous les obstacles à l’affranchissement et aux expériences vagabondes, on peut observer qu’au fond il s’exprime à peu près comme l’Évangile et recommande quelque chose d’analogue à l’ascétisme chrétien : « Si tu voulais, si tu savais, Myrtil, en cet instant, sans plus de femme ni d’enfants, tu serais seul devant Dieu sur la terre… A travers indistinctement toute chose, j’ai éperdument adoré. » Et cela n’a jamais été bien inquiétant, parce que la contagion de ce renoncement n’est pas à craindre. Il aurait même un tour assez noble, presque héroïque, s’il visait quelque grand objet spirituel. Il faut bien dire que l’espèce d’esthétisme émotif recommandé par M. Gide est assez décevant.

    « Nathanaël, jette mon livre… Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre... Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas... Ne t'attache qu'à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même… » D’abord comment le saura-t-il, ce Nathanaël, s'il repousse la culture comme diminuant la vie, à l'imitation du héros de l’Immoraliste ? Et quelle équivoque ! « Ta vérité... » Il n'y a qu'une vérité, la même pour tout le monde. Cette vérité commune admet sans doute que chacun doit suivre sa vocation, et que les grands écrivains sont originaux. Mais ériger son moi en critérium de certitude et en centre du monde, en développer soigneusement les particularités, ou même les bizarreries, ce n'est certes pas la bonne voie même pour arriver au but qu'on se propose. En somme, M. André Gide, qui a tant combattu M. Maurice Barrès, s'accorde avec lui sur l'essentiel. M. Barrès a un peu élargi son égotisme pour le rendre national, mais c'est toujours un égotisme, comme le pur individualisme subjectif de ses débuts, auquel M. André Gide est resté fidèle. La vérité est avant tout objective et extérieure à nous, supérieure à nous, même si elle est immanente. Le premier principe de tout art et de toute science, c'est de chercher le beau et le vrai, pour eux-mêmes, par amour désintéressé, et non pas en les examinant comme un menu de table d'hôte afin d'adopter les plats à notre convenance ; et encore moins faut-il les écarter pour leur substituer on ne sait quelle chimère de notre cru. M. Gide, M. Barrès, Dostoïevski et toute cette école, c'est proprement le monde à l’envers.

    Le plus curieux est que M. André Gide ne l'ignore pas, et qu'on trouve dans son œuvre les meilleures réfutations de ses sophismes favoris. Il aime à citer ce mot de l’Évangile : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui consent à la perdre la sauvera… » Il l’applique spontanément à l’originalité littéraire, et montre fort bien que les maîtres classiques sont originaux sans s’y évertuer, en ne s’efforçant que d’être humains et d’être parfaits. Il se moque fort spirituellement des jeunes écrivains actuels qui ne lisent rien pour ne pas être influencés. Il redoute les « ratés de l’individualisme », et objecte à Stirner que les individualités puissantes se passeront bien de ses théories. Il blague la manie de la sincérité, érigée en dogme nécessaire et suffisant. Que nous importe que vous disiez sincèrement des niaiseries ? Il reproduit des textes jansénistes très importants et très beaux : « De quelque ordre ou de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays, d’un autre ordre ou d'une autre profession. » Et cette phrase où un funeste travers est sévèrement flétri : « Nous jugeons les choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont par rapport à notre égard : et la vérité, et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose. » Admirable condamnation du pragmatisme, du nationalisme intellectuel, de tous les subjectivismes, qui ne sont pas nés d'hier. M. Gide ajoute : « Ce que le grand Arnauld constate en le déplorant, Barrès en fait la base de son éthique... » Et il observe que Barrès a peint comme kantien et allemand, ou protestant, ce qui est janséniste et profondément français... Mais lui-même, Gide, il n'en écrira pas moins : « Que m'importe que cette théorie soit vraie, si elle est laide, et ruineuse, et nocive pour l'œuvre d'art ? » Il lâche Arnauld et retombe du côté de Barrès. Il est insaisissable.

    Dans ses jugements littéraires, que d'injustices contre Voltaire, Corneille, Ronsard, Hugo, Théophile Gautier et tout le romantisme ! Il se félicite de goûter plus pleinement que nos aïeux la poésie de la Bible et des Mille et Nuits : il ne voit pas que c’est un des bénéfices de la critique romantique. Il aime Nietzsche : c'est très bien. Il célèbre l’ardeur, l’exaltation, la vie intense. Il appelle même les orages — et ne se souvient pas que c’est du Chateaubriand ! Évidemment, tout cela n’est pas dangereux et nous n’en mourrons pas. Mais l’idéologie d’André Gide ne vaut certes pas son style. Ce n’est qu’un artiste, — l’un des premiers de ce temps.