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J'accueille avec ferveur, avec effroi peut-être
la joie de cet homme qui, parvenu à l'âge de 50 ans,
n'a pas été entamé par la vie. Cette joie n'attend
pas l'arrière-goût d'amertume des désirs ou des
ambitions réalisés : elle est pure, parce qu'elle se
resserre ou s'étend dans l'atmosphère de la vie. «
Je vis et cela est magnifique » : voir sa propre main sur une
table, entendre les pulsations de cet être pour qui le monde
offre un instantané nouveau à chaque atome de moment,
quand cet être vit dans un habit de chair qui est soi.
Et cependant Gide semble demeurer inaccessible ; il n'attire pas à
lui cette ferveur de la foule, cette ferveur qui emplit le cœur et
le cerveau de ceux qui ont suivi l'effroyable pas à pas de
cette âme tourmentée, mais tourmentée de bonheur.
Les quelques lecteurs des « Cahiers d'André Walter »
ont éprouvé un respect gonflé d'amour pour l'âme
innombrable et réservée de cet adolescent à peine
délivré de sa rude formation puritaine, pour cette œuvre
qui nous révèle la pudeur pathétique d'un être
jeune en arrêt devant sa destinée.
Fils d'une mère catholique et d'un père protestant,
assoupli par la discipline de la règle commune, encadré
de préjugés, poussé dans la voie directe des
préceptes admis par les esprits qui se disent bien pensants,
il dut conduire un travail douloureux et patient pour user l'attraction
de l'habitude et s'imposer une nouvelle règle, mais une règle
quand même : « Agir selon la plus grande sincérité », c'est-à-dire accueillir toutes les possibilités
de l'âme humaine. Balayant « les considérants par
quoi se justifient les actions », il lava sa conscience de toutes
les attitudes, s'abandonnant à un « désordre provisoire,
moins dangereux qu'un ordre factice ». Si Gide n'avait eu un
esprit parfaitement équilibré, il eut écrit d'abord
une oeuvre comme l'Immoraliste moins parfaite sans doute et plus violente.
Après l'affranchissement, son premier ouvrage nous enseigne
ceci : « Aimer par l’âme seule une âme qui vous
aime de même, et que les deux devenues si pareilles par une
lente éducation se soient connues jusqu'à se confondre.
Oh ! l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher et qu'on
passe », car le bonheur sans doute au delà des hommes,
demeure dans la confusion avec Dieu.
Mais le désir d'agir le tourmente comme les compagnons du «
Voyage d'Urien ». Les paysages viendront au-devant de lui, les
plages, les villes, les îles flottants même, et aussi
les désirs dont il se détournera, et puis les souffrances,
« la morsure enragée du froid, et derrière l’ultime
montagne de glace, de nouvelles plaines, la vie qui recommence. A
quoi bon agir ? »
« Paludes » démontre suffisamment la pauvreté
d'une vie épuisée par les habitudes, les quotidiennetés,
qui devraient du moins être contingentes. Mais dans les «
Nourritures terrestres » il rencontrera Ménalque. Celui-ci
connaît « le goût délicieux qu’a la vie si
brève de l'homme ». Haïssant les lieux où
l’être trouve son repas : les foyers, les familles, Ménalque
part au-devant de l’avenir, découvre la joie de ses désirs,
surprend la palpitation de sa vie contre les terres accablées
de soleil, se dépouille sans cesse pour mieux accueillir la
richesse de sa propre béatitude. « Il ne se serre pas
des événements », son cœur sans nulle attache
est resté pauvre, « il mourra facilement », mais
« indistinctement, à travers toute chose il a éperdument
adoré ».
Tandis que les autres hommes demeurent plus solidement liés
aux contingences que « Prométhée mal enchaîné » à son rocher, soumis aux effets des actes gratuits
de l'homme et peut-être de Dieu. Et cependant, même un
être indifférent comme le Michel de « l’Immoraliste
» peut découvrir brusquement la valeur de sa vie, apprendre
avec une émotion grandissante qu’il y a dans la conscience,
protégées par la façade des conventions, barricadées
par le silence, les plus effroyables possibilités. Il peut
aller jusqu'à s'éprendre de ces possibilités
que son cerveau accueille, que son être contient et parvenir
à vivre seul, pour soi, en soi, écartant ses dernières
entraves, farouchement heureux.
Qu'importe, si « Saül » perd son âme dans la
foule de ses désirs ; qu'importe « le Retour de l'enfant
prodigue » : s'il revient, c'est qu’il est las, sans joie, résigné,
mais il y aura quand même le fils puîné que tentera
le vertige de l'inconnu et à ce nouvel enfant prodigue, le
fils maintenant soumis pourra dira « puisses-tu ne pas revenir
»…
Et maintenant Gide au delà de lui peut regarder les autres.
Il ébauchera les silhouettes encore irréelles de Jérôme
et Alissa dans « la Porte étroite » ; il dira l'histoire
de deux âmes, comme celle d'André Walter, trop timides
et trop préservées de pudeur, âmes dont l'amour
est trop pur pour vivre autrement qu'en silence, âmes encombrées
de corps maladroits qui ne savent pas les gestes par lesquels se décident
les destinées « entraînées à force
d'amour au delà de l'amour », âme gagnée
par la volupté de se détruire.
Avec « Isabelle », œuvre d'attente, la « Symphonie
pastorale » nous enseigne que l'œuvre de Gide est close, l'œuvre
de « l'Enfant prodigue », de « la Porte étroite
», de la « Tentative amoureuse », la symphonie pastorale
si pure que l'on douterait qu'elle fût touchée par des
mots, aussi calmement fervente que la Symphonie de Beethoven, écrite
en toute abnégation de style. « Les Caves du Vatican
» annoncent les œuvres qui vont venir et déjà
les « Faux-monnayeurs ».
Après « Oscar Wilde », trop courageux, après
cette « Conversation avec un Allemand », trop significative
pour avoir été comprise, Gide avouera-t-il ce secret
maintenu dans l’anonymat des cerveaux : cette menaçante révélation
de la capillarité, de la confusion même du bien et du
mal, de l’antagonisme du geste et de la possibilité primitive
? Mais on découvre dans les « Caves du Vatican »,
autour de la silhouette étrange de Lafcadio, cette ironie qui
est « le coefficient de la valeur d’âme d’un écrivain
», et dont Gide s’est armé, ainsi que le prévoyait
Rémy de Gourmont souvent visionnaire, le jour où il
sut reconnaître l’« impuissance de la pensée sur
la marche des choses ». Gaîté aussi, mais il n’est
pas probable que l’on sache rire au moment voulu par l’écrivain,
au moment où sonne l’ironie.
Je dirai peu de chose du style d'André Gide qui semble varier
selon chaque ouvrage, tantôt ondulé sur les mouvements
de l’idée, tantôt sec et retenu. Mais il est plus juste
de dite que le style se dérobe avec pudeur, afin de laisser
mieux se dégager la pensée. « Un grand artiste
n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible — disons mieux :
devenir banal. Et chose admirable, c'est ainsi qu'il devient le plus
personnel ». Gide avoue, par ailleurs, qu'il se considère
comme l'un des derniers représentants du classicisme avec Gonzague
Truc et Benda, ce qui est vrai, puisqu'il définit ainsi le
classicisme : l'art de la pudeur et de la modestie.
Sans doute le grand public attendait cette parution des morceaux
choisis qu'édite la Nouvelle Revue française, et que tous les
lettrés garderont comme un livre de chevet, parce qu'il est
le recueil des pages considérées comme les plus significatives
par Gide, parce qu'il révèle des pages jusqu'alors accessibles
à quelques bibliophiles seulement et l’essentiel de l'œuvre
critique considérable qui se poursuit dans le « Journal
sans dates ». Mais nous ne pouvons nous dissimuler l'audace
de l'auteur de l'Immoraliste qui étale le raccourci d'une œuvre
hésitante, aussi dégagée de préjugés
devant ceux qui se hâteront de définir une influence
parmi ces tendances à l'infini, devant tant de pitoyables esprits
bourgeois affamés de conclusions et d'idées générales.
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