La Vache enragée

 

31 décembre 1921

Gérard Maine

    

    J'accueille avec ferveur, avec effroi peut-être la joie de cet homme qui, parvenu à l'âge de 50 ans, n'a pas été entamé par la vie. Cette joie n'attend pas l'arrière-goût d'amertume des désirs ou des ambitions réalisés : elle est pure, parce qu'elle se resserre ou s'étend dans l'atmosphère de la vie. « Je vis et cela est magnifique » : voir sa propre main sur une table, entendre les pulsations de cet être pour qui le monde offre un instantané nouveau à chaque atome de moment, quand cet être vit dans un habit de chair qui est soi.


     Et cependant Gide semble demeurer inaccessible ; il n'attire pas à lui cette ferveur de la foule, cette ferveur qui emplit le cœur et le cerveau de ceux qui ont suivi l'effroyable pas à pas de cette âme tourmentée, mais tourmentée de bonheur. Les quelques lecteurs des « Cahiers d'André Walter » ont éprouvé un respect gonflé d'amour pour l'âme innombrable et réservée de cet adolescent à peine délivré de sa rude formation puritaine, pour cette œuvre qui nous révèle la pudeur pathétique d'un être jeune en arrêt devant sa destinée.


     Fils d'une mère catholique et d'un père protestant, assoupli par la discipline de la règle commune, encadré de préjugés, poussé dans la voie directe des préceptes admis par les esprits qui se disent bien pensants, il dut conduire un travail douloureux et patient pour user l'attraction de l'habitude et s'imposer une nouvelle règle, mais une règle quand même : « Agir selon la plus grande sincérité », c'est-à-dire accueillir toutes les possibilités de l'âme humaine. Balayant « les considérants par quoi se justifient les actions », il lava sa conscience de toutes les attitudes, s'abandonnant à un « désordre provisoire, moins dangereux qu'un ordre factice ». Si Gide n'avait eu un esprit parfaitement équilibré, il eut écrit d'abord une oeuvre comme l'Immoraliste moins parfaite sans doute et plus violente. Après l'affranchissement, son premier ouvrage nous enseigne ceci : « Aimer par l’âme seule une âme qui vous aime de même, et que les deux devenues si pareilles par une lente éducation se soient connues jusqu'à se confondre. Oh ! l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher et qu'on passe », car le bonheur sans doute au delà des hommes, demeure dans la confusion avec Dieu.


     Mais le désir d'agir le tourmente comme les compagnons du « Voyage d'Urien ». Les paysages viendront au-devant de lui, les plages, les villes, les îles flottants même, et aussi les désirs dont il se détournera, et puis les souffrances, « la morsure enragée du froid, et derrière l’ultime montagne de glace, de nouvelles plaines, la vie qui recommence. A quoi bon agir ? »


     « Paludes » démontre suffisamment la pauvreté d'une vie épuisée par les habitudes, les quotidiennetés, qui devraient du moins être contingentes. Mais dans les « Nourritures terrestres » il rencontrera Ménalque. Celui-ci connaît « le goût délicieux qu’a la vie si brève de l'homme ». Haïssant les lieux où l’être trouve son repas : les foyers, les familles, Ménalque part au-devant de l’avenir, découvre la joie de ses désirs, surprend la palpitation de sa vie contre les terres accablées de soleil, se dépouille sans cesse pour mieux accueillir la richesse de sa propre béatitude. « Il ne se serre pas des événements », son cœur sans nulle attache est resté pauvre, « il mourra facilement », mais « indistinctement, à travers toute chose il a éperdument adoré ».


     Tandis que les autres hommes demeurent plus solidement liés aux contingences que « Prométhée mal enchaîné » à son rocher, soumis aux effets des actes gratuits de l'homme et peut-être de Dieu. Et cependant, même un être indifférent comme le Michel de « l’Immoraliste » peut découvrir brusquement la valeur de sa vie, apprendre avec une émotion grandissante qu’il y a dans la conscience, protégées par la façade des conventions, barricadées par le silence, les plus effroyables possibilités. Il peut aller jusqu'à s'éprendre de ces possibilités que son cerveau accueille, que son être contient et parvenir à vivre seul, pour soi, en soi, écartant ses dernières entraves, farouchement heureux.


     Qu'importe, si « Saül » perd son âme dans la foule de ses désirs ; qu'importe « le Retour de l'enfant prodigue » : s'il revient, c'est qu’il est las, sans joie, résigné, mais il y aura quand même le fils puîné que tentera le vertige de l'inconnu et à ce nouvel enfant prodigue, le fils maintenant soumis pourra dira « puisses-tu ne pas revenir »…


     Et maintenant Gide au delà de lui peut regarder les autres. Il ébauchera les silhouettes encore irréelles de Jérôme et Alissa dans « la Porte étroite » ; il dira l'histoire de deux âmes, comme celle d'André Walter, trop timides et trop préservées de pudeur, âmes dont l'amour est trop pur pour vivre autrement qu'en silence, âmes encombrées de corps maladroits qui ne savent pas les gestes par lesquels se décident les destinées « entraînées à force d'amour au delà de l'amour », âme gagnée par la volupté de se détruire.


     Avec « Isabelle », œuvre d'attente, la « Symphonie pastorale » nous enseigne que l'œuvre de Gide est close, l'œuvre de « l'Enfant prodigue », de « la Porte étroite », de la « Tentative amoureuse », la symphonie pastorale si pure que l'on douterait qu'elle fût touchée par des mots, aussi calmement fervente que la Symphonie de Beethoven, écrite en toute abnégation de style. « Les Caves du Vatican » annoncent les œuvres qui vont venir et déjà les « Faux-monnayeurs ».


     Après « Oscar Wilde », trop courageux, après cette « Conversation avec un Allemand », trop significative pour avoir été comprise, Gide avouera-t-il ce secret maintenu dans l’anonymat des cerveaux : cette menaçante révélation de la capillarité, de la confusion même du bien et du mal, de l’antagonisme du geste et de la possibilité primitive ? Mais on découvre dans les « Caves du Vatican », autour de la silhouette étrange de Lafcadio, cette ironie qui est « le coefficient de la valeur d’âme d’un écrivain », et dont Gide s’est armé, ainsi que le prévoyait Rémy de Gourmont souvent visionnaire, le jour où il sut reconnaître l’« impuissance de la pensée sur la marche des choses ». Gaîté aussi, mais il n’est pas probable que l’on sache rire au moment voulu par l’écrivain, au moment où sonne l’ironie.


     Je dirai peu de chose du style d'André Gide qui semble varier selon chaque ouvrage, tantôt ondulé sur les mouvements de l’idée, tantôt sec et retenu. Mais il est plus juste de dite que le style se dérobe avec pudeur, afin de laisser mieux se dégager la pensée. « Un grand artiste n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible — disons mieux : devenir banal. Et chose admirable, c'est ainsi qu'il devient le plus personnel ». Gide avoue, par ailleurs, qu'il se considère comme l'un des derniers représentants du classicisme avec Gonzague Truc et Benda, ce qui est vrai, puisqu'il définit ainsi le classicisme : l'art de la pudeur et de la modestie.


     Sans doute le grand public attendait cette parution des morceaux choisis qu'édite la Nouvelle Revue française, et que tous les lettrés garderont comme un livre de chevet, parce qu'il est le recueil des pages considérées comme les plus significatives par Gide, parce qu'il révèle des pages jusqu'alors accessibles à quelques bibliophiles seulement et l’essentiel de l'œuvre critique considérable qui se poursuit dans le « Journal sans dates ». Mais nous ne pouvons nous dissimuler l'audace de l'auteur de l'Immoraliste qui étale le raccourci d'une œuvre hésitante, aussi dégagée de préjugés devant ceux qui se hâteront de définir une influence parmi ces tendances à l'infini, devant tant de pitoyables esprits bourgeois affamés de conclusions et d'idées générales.