|
A propos d’André Gide
Réponse à M. Massis
Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous
aurait-elle préservé, Massis, d'appliquer à un
chrétien — fût-il Gide — l'épithète de
« démoniaque » ? Gide n’est peut-être pas
si ennemi de Dieu qu'il vous plaît à dire. Sans doute
Claudel, Jammes, bons chien-bergers, grondent et tournent autour de
cette brebis perdue, qui pousse le goût de la conversion jusqu'à
se convertir chaque jour à une vérité différente.
Efforçons-nous pourtant de comprendre, chez Gide, un cas de
sincérité terrible : nulle trace en lui de ce que Stendhal
appelle injustement hypocrisie et qu'il dénonce chez les hommes
du XVIe siècle. C'est vrai que le choix d'une doctrine nous
oblige, dans les instants où des forces en nous la renient,
à continuer de la professer des lèvres, jusqu’au retour
de la Grâce. Gide est l'homme qui ne se résignerait pas
à incliner, fût-ce une minute, l’automate.
Quelle louange dans ce reproche que vous lui faites de n'avoir voulu
exprimer que sa jeunesse, « ... sans souci d'exprimer rien d'autre
et ne souhaitant que de l'exprimer mieux... » ! A ce goût
de la perfection, à ce scrupule, accordons une valeur même
morale. Un livre de Gide nous est une leçon de mesure, de renoncement,
— renoncement formel mais qui intéresse aussi le cœur. Apprenons
de lui le refus des succès faciles et cette dignité
de l'écrivain qui est, Massis, une éminente vertu. Le
mépris de la gloire viagère, lequel de nos aînés
nous l'enseigna ?
Il ne signifie rien de dire que Gide ne choisit pas. Il choisit de
penser, mais la pensée est action ; il choisit de « goûter
», mais le goût est actif. Un Gide sert d'autant mieux
qu'il ne prémédite pas de servir ; il sert la France
en écrivant le français mieux que personne au monde
; asservie à une fin morale, sa langue serait peut-être
moins pure ; cet art exquis vaut par son désintéressement
; en tout cas, utilisé, il serait autre, il ne s'agit pas de
l'ériger en exemple : à chacun sa mission, et je vous
accorde qu'il ne faudrait pas beaucoup de Gide dans les lettres...
mais je ne crois pas à ce péril...
Ce que vous appelez « l'antagonisme de l'esthétique et
de la morale » donne à l'œuvre de Gide sa valeur humaine.
Les créateurs catholiques reconnaissent ici le grand débat
qui les déchire (les créateurs, je ne dis pas : les
critiques) ; si, convertis, il nous est donné de le clore enfin,
ce débat, devons-nous insulter nos maîtres et nos camarades
moins heureux ? Hors le catholicisme, l'attitude de Gide n'offre rien
qui choque la raison : son désordre intérieur devient
la matière de son art, sans doute, mais c'est là le
plus noble usage que l'homme sans Dieu puisse faire de sa misère.
Dénonçant le goût de Gide pour les « natures
félines », pour les êtres primitifs et sauvages,
vous obtenez, Massis, un facile effet de cour d'assises. Pourquoi
omettre de rappeler que ce goût est commun à tous les
artistes ? Il explique en partie l'œuvre de Stendhal et celle de Mérimée
(pour citer des noms que votre chapelle honore). L'un en Italie, l'autre
en Espagne et en Corse n'ont rien fait que chercher des Lafcadios
— des êtres, se faisant à eux-mêmes leur loi. Voulez-vous
toute ma pensée ? Il ne m'a jamais paru, si l'on n'est pas
catholique, qu'on puisse aimer le peuple d'une autre manière.
Une pratique plus ancienne du catholicisme vous aurait révélé
le secret de Gide. Il dut être de ces enfants dont on dit dans
nos familles chrétiennes : il a la vocation. Car cet homme
si ondoyant fut toujours la proie d'une fixe passion : agir sur les
jeunes cœurs. A ce signe reconnaissons l'homme prédestiné à l'apostolat. Mais, né hors du bercail, que ferait-il
de ce redoutable don ? Il joue, il s’en divertit. Ce don lui devient
une « fin en soi ». N'empêche que son œuvre rend
témoignage. Elle ne nous révèle que des joies
déçues, des soifs irritées, des expériences
vaines, et ce silence de Narcisse vieilli, penché sur sa fontaine
et détournant soudain des yeux pleins de larmes. Parce qu'il
irrite notre soif, Gide nous fait souvenir de l'eau du puits de Jacob.
Multiple, Gide se délivre dans ses ouvrages. Ce sont, non des
disciples vivants, comme vous l'en accusez, mais les fils de son génie
qu'il charge d'accomplir les gestes dangereux ou défendus.
Lafcadio peut sans doute faire du mal ; il peut faire du bien aussi,
car tout poison est un remède ; il guérit ou tue selon
la dose, et selon le tempérament qui le reçoit. Quel
écrivain se vanterait de ne troubler personne ? Qui sait si
certains « jugements » ne dégoûteront pas
à jamais certains esprits du catholicisme ? Soyons humbles,
Massis !
Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare
en nous les voies de la Grâce. La mission de Gide est de jeter
des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen
de conscience. Ne le suivons pas au-delà : lui-même nous
supplie de ne pas le suivre et de nous prémunir contre tous
les maîtres qui ne sont pas le Maître. Gide démoniaque
? Ah ! moins sans doute que tel ou tel écrivain bien pensant
qui exploite avec méthode l'immense troupeau de lecteurs et
surtout de lectrices « dirigées », — et pas plus
que Socrate, accusé de corrompre la jeunesse parce qu’elle
apprenait de lui à se connaître. Il me souvient d'avoir
entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec
une étrange passion : attendons le jugement de Dieu.
|