La Revue Blanche
juin 1892
Lucien Muhlfeld
Des feuillets
d'esthétique tout à fait distingués sont de M. André Gide le Traité
de Narcisse. Le sous-titre : théorie du Symbole.
Après la légende délicate dont le poète voile transparemment sa pensée,
s'érige cette note, de conclusion : « Les vérités demeurent derrière
les formes-symboles. Tout phénomène est le symbole d'une vérité. Son
seul devoir est qu'il la manifeste, son seul péché : qu'il s'y complaise. »
M. Gide dit appeler symbole « tout ce qui paraît ».
C'est exactement ce que les savants appellent phénomène. Ils
reconnaissent aussi que tout phénomène justifie une loi, ce
que M. Gide dénomme une vérité. Toute la différence de son
point de vue à celui du savant et même du vulgaire est que où l'on
reconnaît 1° des faits inexpliqués expérimentalement perçus ; 2° des
lois qu'on peut dégager de l'apparence de ces faits, — le symboliste,
intervertissant, discerne 1° les vérités intuitivement sues, 2° les
faits, expressions concrètes de ces vérités, ou symboles. Cette interversion
est capitale ; elle nous déporte du terrain scientifique vers le moral
et l'esthétique, et même (bien que le mot ne figure point au Narcisse),
vers le religieux. Il s'agit de préférer à son être, son idée,
de mettre la pensée devant la force et le renoncement devant la joie
de vivre. C'est une morale, c'est une esthétique ; elles n'excluent
ni ne touchent les infiniment nombreuses morales et esthétiques ;
(pourquoi le talent de ce symboliste exclurait-il le talent de tel
naturiste et la joie qui s'en exhalerait ? Et l'identité des
contradictoires ?...) Mais ce traité est tout à fait élégant
pour ce que, en concision et en lumière, il dessine une théorie cohérente
d'art, d'éthique et presque de philosophie. Et je voudrais qu'on n'eût
pas abusé de l'expression pour dire avec quelque saveur encore, que
l'écrivain de telle phrase du Narcisse est nécessairement,
un grand esprit.
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