La Revue Bleue

t. XLVII, n. 20

 

16 mai 1891

 

Augustin Filon

On nous offre Les Cahiers d'André Walter comme le journal intime d'un jeune homme, publié après sa mort par un ami. Cet André Walter note ses émotions les plus fugitives, ses lectures et l'effet qu'elles produisent en lui, avec toutes les vagues et délicieuses inquiétudes de la puberté. Il aime une jeune fille avec laquelle il est élevé à la campagne. Les origines et les phases de ce sentiment sont obscures, comme il arrive dans la vie réelle, marquées par de petits incidents qui sont suivis d'un long retentissement intérieur. Le seul événement est celui-ci : la mère d'André meurt et, avant de mourir, fiance la jeune fille aimée à un étranger. Nous ne voyons pas la raison de cette décision cruelle, devant laquelle Walter s'incline sans un moment de révolte, mais nous en suivons les fatales conséquences. Le jeune homme continue à aimer l'absente. Sa raison succombe à l'obsession et il meurt martyr de cette passion comprimée.

Il n'est pas difficile de deviner que ce dénouement, comme la personnalité même d'André Walter est de pure fantaisie. Mais je sais gré au jeune écrivain d'avoir voilé ses confidences d'une légère supercherie littéraire. En réalité nous avons ici la confession fidèle d'une jeune âme très rare et très fine, en ces temps de crise et de transformation que nous traversons.

L'auteur inconnu des Cahiers d'André Walter définit ainsi les trois étapes de l'existence intérieure par où il espère monter vers la vérité : la vie spontanée, la connaissance intuitive et enfin la foi. Quant à la philosophie de la raison, « il faut bien la connaître, mais après l'ignorer sciemment ou bien l'oublier à l'instant même de l'émotion présente ». Et ailleurs : « tant pis, l'illusion de l'idéal est bonne, je veux la garder. » L'âme, pour lui, c'est « la volonté aimante ». Il est idéaliste au point de sentir « le regret des choses qu'il n'a pas connues », tellement idéaliste que la voix lui semble inutile pour chanter. S'il ne sait pas toujours ce qu'il doit croire, il sait, du moins, ce qu'il ne veut pas croire. Ses répugnances le guident et l'éclairent, car le dégoût, dans une âme délicate, est plus qu'un don, mieux qu'une venu, c'est une religion. Il y a bien longtemps que je n'avais vu exprimée, avec autant de franchise et d'énergie, dans un livre de jeune homme, l'horreur de la prostituée, frôlée en passant dans la rue. « La chair n'est rien ! » s'écrie André dans un magnifique élan de pureté. Ne préférez-vous pas une aussi noble absurdité à cette vérité dégoûtante sous le joug de laquelle nous avons si longtemps vécu : « La chair est tout ! »

Nul ne pouvait mieux rendre ce sentiment de nature indéfinie, j'allais dire de sexe indécis, cet amour chaste comme l'amitié, cette amitié ardente comme l'amour. Si vous lisez Les Cahiers d'André Walter, vous vous intéresserez comme moi à ces deux adolescents qui vivent dans l'attente et la terreur du premier baiser. Vous leur pardonnerez même de lire ensemble Spinoza, tant ils apportent d'ingénuité et de bonne foi dans ce qui eût semblé autrefois un acte de pédantisme. Surtout vous verrez dans ce livre un symptôme, parmi tant d'autres qui annoncent une nouvelle orientation de l’âme française. La science, en gagnant quelques lieues sur l'infini, n'a fait qu'élargir autour de nous l'immense champ du mystère, et les imaginations réveillées, s'y précipitent. Une fois de plus, l'âge du rêve succède à l'âge de la curiosité.