La Nation

n. 7 avril 1891

 

Bernard Lazare

 

L'auteur de ce livre a voulu garder l'anonyme, et ne pas livrer son nom à la première œuvre parue. Cependant, malgré cet incognito, on peut conclure que celui qui écrivit ces pages est un jeune homme. Il est certes à l'âge où encore embarrassé de réminiscences classiques, encombré des métaphysiques diverses, empli du souvenir des poètes et des écrivains lus, on veut en extraire la substance, et l'accumuler dans le poème ou le roman que l'on conçoit.

Ce désir aboutit fatalement à une incohérence de composition, à un abus de citations, à un entassement excessif de sentences et de dissertations sur des sujets divers. Peu importe cependant, car la joie de trouver, en un temps d'ignorance, un esprit curieux de tout, fait passer sur des inexpériences, sur des banalités philosophiques qui tiennent à un manque de maturité : et si sous le compilateur on trouve, malgré tout, un esprit curieux, on n'a plus, ces réflexions faites, qu'à manifester pour lui sa sympathie.

Les Cahiers d'André Walter sont conçus sous la forme autobiographique, forme chère à Barrès, comme elle fut chère jadis à Benjamin Constant et à Stendhal, à Sainte-Beuve et à Senancour. Si l'on tient à rattacher ce roman à une école, celle des psychologues lui convient parfaitement, et l'auteur ne me saura pas mauvais gré de l’y mettre, à côté du subtil écrivain d'Un Homme libre.

L'histoire : simple. André Walter, jeune homme élevé dans des principes religieux très stricts, mais qui, étant donné son protestantisme, n'excluaient pas des études métaphysiques, se retire en Bretagne à la mort de sa mère. Un amour auquel il renonce, pour satisfaire les volontés de la mourante, et aussi le désir de réaliser une œuvre qui depuis longtemps le hantait, le déterminent à cette solitude.

Il laisse son cœur pleurer sur les jours enfuis, se remémorant les bonnes et les mauvaises heures. Ces rétrospectives confidences occupent la première partie du volume : « Le Cahier blanc », symbole sans doute du bonheur dissipé.

La seconde partie, « Le Cahier noir », dit les angoisses de la solitude, les douleurs de la séparation, qui devient bientôt définitive. Emmanuèle meurt. A ces désolations se mêlent les luttes contre l'idée, le combat avec l'œuvre, un roman qui doit résumer la lutte de l'ange et de la bête, de l'âme et de la chair, et la folie d'André Walter arrête le livre.

Il trouve à ce livre des qualités logiques, mais non des qualités artistiques. L'auteur appartient à cette catégorie des êtres abstraits, qui sont impuissants à évoquer un songe par la beauté des images, par la splendeur des métaphores. Il disserte, il ne crie pas, quand il veut rendre un état par trop concret de son esprit, quand il désire souligner un paysage, il s'arrête brusquement, et une citation de Verlaine, ou de Flaubert, ou de tel autre, supplée à ce qu'on devrait attendre de lui.

Ce procédé me paraît peu sûr, il est, en tout cas, d'un effet médiocre; cette méthode, qui peut être heureuse dans la critique, ne sied pas à une œuvre d'art, et si je lis un livre, c'est dans l'espoir d'y trouver des images neuves et non pas de trouver des fragments connus de poètes et de prosateurs célèbres ; une anthologie remplirait le même office.

De même, si des indications métaphysiques pourraient me plaire, des dissertations sur Spinoza et Schopenhauer m'agréent moins quand elles ne se trouvent pas dans la Revue philosophique.

Cette tendance à substituer les autres à soi-même est fâcheuse, car elle indique un regrettable état d'esprit, et une organisation peu artistique.

Bien des choses curieuses se trouvent cependant dans Les Cahiers d'André Walter, et ce livre est l'œuvre d'un être intéressant et spécial, on y découvre des influences multiples, des élévations que le disciple a exagérées : mais de tout cela on peut se dégager et malgré tout, ces pages sont dignes de très haute estime, et attestent une intellectualité supérieure.