La Wallonie

mars-avril 1891

 

Henri de Régnier

 

 

Il y a certes une délicatesse à ne pas rattacher ce que l'on est — et que signifie le nom dont on signe — à quelque fragment du passé trop intime ou douloureux constituant une part de soi que l'on fut et qu'on se désintéresse d'avoir été. Le livre où est retracée une telle période de vie prend à être ainsi isolé un caractère plus impartial, plus lointain et comme pudique qui lui épargne le manque de honte qu'il y a — et aussi un peu d'effronterie courageuse — à toute autobiographie. Mais aussi cette retenue enlève à cette sorte d'ouvrages le quelque chose de saisissant ou de hautainement grandiose qu'ont des Confessions ou des Mémoires d'Outre-Tombe.

L'auteur des Cahiers, en obéissant à une louable injonction de sa délicatesse, a poussé peut-être un peu loin le scrupule en cherchant à donner à son livre une authenticité factice par des artifices de composition destinés à donner l'impression de notes quotidiennes, disjonctives... Peut-être y a-t-il là subterfuges inutiles. Je relèverai de même un certain abus de citations par lesquelles, au lieu de tirer de son propre fonds des équivalents, il passe trop souvent la parole à des voix étrangères.

L'œuvre, telle qu'elle est, est du plus grand intérêt.

Une analyse, ici forcément succincte, en donnerait si mal l'idée que j'aime mieux la supposer lue du lecteur et l'engager à confronter sa manière de voir à certaines des miennes.

Ce livre me semble résumer avec une compétence parfaite et beaucoup de clairvoyance une manière de concevoir l'amour propre à une catégorie de jeunesse pensive et sérieuse. Il y a là mieux que l'exposition d'un cas individuel et le livre a chance de correspondre à bien des expériences secrètes. Il est de ceux où chacun goûte à se retrouver un peu.

Cette façon de concevoir l'amour est caractérisée par sa grande générosité et une présomption des forces humaines. Il inclut à la fois le sacrifice et l'aridité. C'est un amour d'âme à âme au-dessus de la chair (plus tard, à l'âge « baudelairien », intervient la recherche de l'âme à travers la chair).

Aussi, cet amour cherche-t-il son aliment en la musique, en la lecture qui favorisent cette communication psychique et s'adresse-t-il aux véhicules intellectuels.

De ce point de départ l'auteur a tiré les dernières conséquences et à ce lieu du livre on passe de l'autobiographie à l'hypothèse logique. En de telles conditions la mort est inefficace et ne supprime qu'une part inutile des êtres, et le sentiment surnaturel continue son existence qu'il n'empruntait pas aux conditions de la vie, mais à quelque chose de préalable, de supérieur, et de subséquent à la vie.

Ce livre est peut-être un peu de la lignée de Dominique, mais tout y est exhaussé, épuré, le drame évolue en une atmosphère claire, transparente, cristalline, et selon des courbes musicales.

Le détail, outre l'intérêt du thème, est partout excellent. Le style est délicat, un peu grêle, distingué. C'est l'œuvre d'un esprit ordonné, chaleureux et très apte aux métaphysiques subtiles, et l'image qu'il a du monde est comme effacée, fleurie et vaporeuse.