L’Art Moderne
28 juin 1891XI année, n.26
Emile Verhaeren
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Comme ils sont loin les temps où tout débutant en la prose et dans le roman autobiographique ou non se croyait forcé comme M. Paul Adam dans Chair molle, comme M. Bonnetain dans Chariot s'amuse, d'élaborer scrupuleusement un art fait de miettes d'observation extérieure, de détails pris sur le vif, de descriptions quasi photographiques, en un mot de ce que les naturalistes qualifiaient : étude des milieux ! Aujourd'hui, cette notion du milieu ne se rapporte guère à l'extérieur : c'est le milieu intellectuel qui la remplace. Les livres qu'il lit, le livre qu'il fait, la réflexion personnelle sur lui-même toujours active et modifiante, ces en dedans bien plus intimement liés à nos déterminations que n'importe quel en dehors, voilà, dans les bouquins récents, ceux de Barrès, celui même — le dernier — d'Huysmans, celui de Rosny, ce qui influence, détermine, légitime tour à tour la conduite et les passions des personnages. Ces écrivains, tout autant que leurs « héros » se font leur milieu, quelquefois étrange et complexe, curieux et soudain ; ils y vivent barricadés contre l'envahissement du milieu de la rue, du milieu de leur ville et de l'heure — et ainsi l'intellectualité de leur art, plus haute parce que plus solitaire, apparaît presque contradictoire des ambiances, alors qu'il y a dix ans, sous le règne réaliste, elle y plongeait et souvent y sombrait. Il me semble que cette seule remarque fait comprendre tout le chemin parcouru dans l'express littéraire, depuis la gare de Médan. L'influence de Zola n'est plus guère perceptible aujourd'hui. Au contraire. Certains livres semblent par leur art dirigés contre elle, et sans qu'ils le soient, paraissent des attaques non contre l’homme, mais contre le système. C’est là la vraie lutte intéressante en art : celle qui se fait par la force même des œuvres, celle qui ne nomme personne, qui n'affecte point des allures de combat, qui ne part en guerre contre rien et qui pourtant fait une trouée de démolition évidente. De telles œuvres on les reconnaît révolutionnaires, quand déjà elles ont passé de la curiosité à leur définitive classification. Ces réflexions nous viennent à propos d'un livre non signé, intitulé : Les Cahiers d'André Walter. On nous a dit le nom de l'auteur. Nous avons fait notre possible pour l'oublier, si bien qu'à ce moment il nous serait très difficile de répondre à une interrogation à ce sujet. Ce livre n'est donc qu'un livre, indépendant de toute vanité d'ordinaire affichée en un nom. A cette heure que nous sortons impressionné de sa lecture, nous n'hésitons pas à le coter haut et puissant parmi les œuvres récentes. Sans plan, sans action, sans péripéties, sans pose, presque sans phrases, il nous est offert comme étoffes de pensées cousues ensemble, par le fil d'un grand amour supra-charnel, qui n'a pu se réaliser en ce monde. Il n'est point habillé, pomponné, taillé sur un patron ; il est comme en négligé, sans la toilette de circonstance. Des périodes inachevées en mots, des points remplaçant des incidentes ; des tirets et des vides. Parfois on dirait d'un déballage confus d'objets dépareillés ; parfois la conclusion est omise comme si on n'avait eu le temps de la tirer des prémisses. On sent la hâte de consigner les pensées cravachées vers leur fuite, l'angoisse à en choisir une parmi des tas d'autres, la complexité des impressions ne se débrouillant pas toujours, des loques arrachées au vêtement entier d'une synthèse, des peurs de n'arriver à temps pour écrire jusqu'à sa fin une impression avant son évanouissement, l'agitation, la fièvre, la transe, toute ta vie d'un cerveau — et là-bas c'est le havre de la folie, le port de la démence tout en croix de mâts noirs. Tandis que l'auteur note au jour le jour, au plutôt à la nuit la nuit, l'empreinte de ses idées sur son âme, il compose parallèlement un roman qu'il intitulera Allain. Il a la crainte de n'arriver au bout avant sa débâcle d'esprit et, dans les Cahiers où il note la course vers elle, il calque et décalque cette tragique angoisse. Cela occupe toute la partie finale des Cahiers. Le milieu est pris par l'étude de son amour ; les premières pages, par des préliminaires. Immédiatement, en ouvrant le livre, on est conquis par telles pensées :
« J'ai peur qu'une rhétorique, d'ailleurs impuissante,
ne profane ; par haine des mots que j'ai trop aimés, je voudrais
mal écrire exprès. » Quand on appelait Flaubert
un moine de la littérature, on ne songeait guère à
cette discipline-là. Les hommes de la génération
de Flaubert ne pouvaient l'éprouver ; ceux de la nôtre,
ou plutôt ceux de demain, l'éprouveront certes. Ces phrases ramassées au début de l'œuvre ne vous permettent plus de l'abandonner, dès que vous l’avez saisie. Je lis, me disait dernièrement un ami, les vingt premières pages de tout livre qui me parvient : si au bout de la vingtième aucune phrase ne m'a fait réfléchir ni admirer, je passe à un autre. Cet ami certes aurait lu les Cahiers jusqu'au bout. L'amour constitue le fond de l'œuvre, un amour fait de silence parce que le silence seul en peut avouer la profondeur, un amour mystique, frêle d'apparence, tout en teintes et en harmonies qui se mêlent, un amour dont le rire et la chair sont non seulement bannis, mais maudits, un amour qui se tresse et se noue à cause des musiques admirées, des vers récités, des prières apprises, des bonnes œuvres accomplies, des perfections poursuivies, d'un presque état de sainteté convoité et recherché ensemble. Un amour cassé par un devoir, par une promesse faite et tenue, un amour moins de la vie que d'après la mort. L'auteur des Cahiers d'André Walter non seulement intéresse par sa vie déchirée par lui en lambeaux d'art, mais grâce à son quasi encyclopédique savoir, grâce à ses réflexions hardies sur la philosophie, sur l'essence des choses et les moyens de connaissance, sur la nature des facultés humaines et leur direction et leur but, comme aussi par sa délicatesse à sentir et à admirer les chefs-d'œuvre, à les faire sonner la note harmonieuse en telle heure d'existence, à les marquer et à les commenter par brefs aperçus, le plus souvent justes, enveloppe son attentif lecteur d'une atmosphère d'émotion tenue et puissante à la fois, qui le pousse à ranger le livre parmi ceux qu'on relira un jour. Il est certain qu'il vient à son moment, que chacun y trouve un écho de son moi, qu'il est inédit d'impression, que s'il peut se rattacher à tel cycle où les Barrès, les Margueritte et même les Rosny — celui-ci plus largement que les autres — veulent confirmer les pensées et les aspirations multiples de la jeunesse de leur temps, il s'en distingue pourtant par une subtilité et une profondeur, moins extérieure et plus aiguë. J'oserais dire qu'on y écoute la confession d'une âme jeune, très haute, formée par une éducation personnelle, que le milieu intellectuel où trempent les générations françaises venues après la guerre et instruites par les débâcles ont faite mélancolique et savante. Et peut-être de tous les livres parus jusqu'aujourd'hui, Les Cahiers d'André traiter disent-ils le mieux la tristesse et les désirs non encore partis vers la conquête de ces âmes-là. Le fond de leur amertume n'est que le manque d'action, non offert, redouté, jugé indigne du reste — et qui seul les satisfera quand il se présentera, un jour.
Mais combien intéressantes et belles sont ces âmes à
cette heure !
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