La Revue Indépendante
mars 1891Camille Mauclair
Je ne saurais vraiment prédire la fortune de ce livre étrange auprès du public lettré. Le succès qui accueille les délicates et adorables pages de M. Maurice Barrès, les beaux drames mystérieux de M. Maurice Maeterlinck, me ferait espérer en faveur des Cahiers d'André Walter une part de l'attention et de l'estime des lecteurs très rares et très choisis auxquels s'adresse ce genre d'œuvres. Mais, quels que soient le désir ou l'ennui du public de pénétrer avec l'âme de l'auteur dans les ténèbres d'une métaphysique subtile, je crois sincèrement que l'œuvre mériterait tous les éloges. Nous sommes ici en présence d'un livre, et d'un livre d'où toute littérature est heureusement absente. S'il est vrai, comme je l'ai pensé
et dit qu'un livre, au sens élevé du mot, soit une âme écrite, Les
Cahiers d'André Walter en sont un exemple des plus frappants. L'œuvre
pourrait avoir pour épigraphe ces deux vers de Baudelaire :
Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées.
Nous assistons, en sa lecture, aux douloureux sondages d'une âme en elle-même, qui, d'abord, cherchant dans une âme sœur le reflet de ses propres desseins et la contemplation de ses incertitudes, veut ensuite, cette âme éloignée, puis disparue, se synthétiser elle-même en les lignes d'un roman, afin de se ressaisir sur la pente du désespoir et de la folie. Et comprenant enfin qu'à ce jeu terrible, elle y glissera fatalement, elle accepte de se projeter tout entière en les pages du livre rêvé, et de mourir ensuite après, au moins, un suprême cri d'appel. Telle est l'action s'il en est une : mais supposez cette âme infiniment pure ; incarnez l'individualité qu'elle constitue en un être habitué à sonder les plus profondes métaphysiques, doué d'une sensibilité exacerbée, lisant en la musique au point de déclarer que « l'harmonie est trop précise » à ses désirs d'incertain berceur, nourri de Spinoza, des Saints Livres, aussi de Baudelaire, n'aimant que Schumann et Chopin (« Wagner accable trop ») et épuré encore par le mépris de la chair, et l'amour idéal d'une femme incarnant l'âme sœur : songez enfin à ce que peut être l'exposé sincère des intimes joies, douleurs ou hypothèses de cet être, vous aurez Les Cahiers d'André Walter. Cette œuvre composite, enfiévrée ou douce, murmurante ou éperdue, est poignante d'une vérité absolument pressentie : il y passe un peu du mysticisme réfléchi de la Sonate à Kreutzer, quelque chose des lakistes, et de Pater, aussi de Swinburne ; on y sent l'influence des préraphaélites, le besoin maladif d'une foi qui s'obstine à ne pas venir ; et par-dessus tout une grande douceur d'acceptation, qui sauve ce livre d'un pessimisme final. Enfin, le continuel souci d'orner et d'affiner le moi rapproche un peu ce livre des conceptions de M. Barrès, dont l'auteur a parfois, mais rarement, la façon de figer l'impression en une phrase courte, d'un style musical et calme. Je n’ai pas la prétention d'analyser ce livre, qui est impalpable et ultra-immatériel. Tout au plus citerai-je des notes suggestives : « ... Par haine des mots que j'ai trop aimés, je voudrais mal écrire exprès... Le regard ne me soûle pas, il m'altère... Je n 'ai jamais eu de bonheur que ma raison ne désapprouve... O les larmes qui tombent dans l'ombre... J'ai peur de tout ce que je ne vois pas dans les ténèbres. » Ce livre renferme des paysages, des impressions nocturnes, des proses rythmées, des notes sur Verlaine, sur Spinoza, sur le mysticisme, des concepts fondamentaux de roman qui sont d'une perfection achevée. Une âme pure y brille d'une beauté surhumaine, qui fait songer aux intensités spiritualistes des poèmes adorables où s'épanche, en le livre Amour, le cœur paternel de Verlaine. Quelles que soient les opinions professées, il faut convenir que ce livre, poignant un peu comme la fin des Mémoires de Berlioz, dont il y est d'ailleurs toutefois parlé, est suggestif, fécond en idées, une peinture d'âme hors de toute convention d'école, sans la préoccupation pseudo-artistique si fatigante de certains livres actuels. Il m'est doux de constater qu'auprès
des recherches obstinément bizarres de la seule forme où se confinent
tant de jeunes hommes, de telles œuvres se produisent ; d'autres
encore : celles de M. Barrès d'abord ; Candeur de M. André Maurel
: Presque de M. Francis Poictevin ; les livres de M. de Violaine.
Tout cela indique un mouvement vers l'immatérialité des préoccupations
Quelle qu'en soit la fortune — et il se pourrait qu'il triomphât, le
public lassé des rutilances de style semblant vouloir revenir aux études
— Les Cahiers d'André Walter viennent à leur heure : leur apparition
est un des symptômes de cette époque, qui réédifie en les jeunes cerveaux
l'amour de penser et la croyance en la personnalité humaine.
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