L’Observateur français

26 mai 1891

Charles Maurras

 

 

André Walter fut un adolescent plein de noblesse. Il sut beaucoup de langues, s'assimila tous les poètes et commenta un très grand nombre de philosophes. La plupart des Idées lui étaient familières ; et elles étaient fécondes en lui. Bien mieux, il avait su associer quelqu'un à sa vie intellectuelle. C'était une sorte de sœur, cousine et compagne d'enfance, belle on ne sait, divine assurément. Elle avait nom Emmanuèle. Je l'eusse surnommée Psyché : — Psyché mon âme, comme disent Edgar Poe et Jean Moréas. Par elle, toutes les idées de ce jeune sage devenaient des actes d'amour et des vœux de prière. Au milieu de cette vie, dont la douceur était sans doute inexprimable, une brusque rupture se fit. Mourante, la mère d'André défendit à son fils d'épouser Emmanuèle, pour diverses raisons ; et les deux amis obéirent ; et ils se séparèrent. Elle mourut la première. Lui, commença par devenir fou. Mais il mourut aussi. Et ce sont les cahiers de ce Joseph Delorme que prétend nous livrer M. le directeur de la librairie académique.

Authentiques ou non, j'ai lu pieusement ces pages de souffrance et de rêverie. Cet André Walter nous expose une âme très pure. Je l'aime de cela. Et pour Emmanuèle, je sens que j'en suis amoureux. Fut-il jamais entre un jeune homme et une jeune femme une semblable tension d'âme ? Existe-t-il dans le royaume de la Pensée un trône pour deux ? Walter le certifie ; il nous jure qu'il a toujours senti, dans les rêveries les plus hautes, la respiration délicate d'Emmanuèle, écouté ses doutes qui se mêlaient aux siens et respiré l'intelligent parfum de sa grâce.

Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Je l'ignore. Si ce n'est qu'une fable, elle est excellemment trouvée. Elle est ingénieuse, elle est même spirituelle, la méthode employée par André Walter pour obtenir de son amie cette parfaite résonance de pensers et de rêves, cette symétrie de tendances, qui les faisait se rencontrer dans un geste, un sourire, un regard, à tous les instants de leur existence commune. Méthode simple et bien vulgaire, la même dont on use pour l'éducation des humbles animaux : c'est la pente fleurie de l'association des idées et des sentiments. Sumpathein, un délicieux verbe grec qui revient souvent chez Walter, « associer les passions intellectuelles aux autres », ce fut le secret de l'adolescence d'Emmanuèle et de son cousin. Les poètes les y aidèrent. Dans les longues soirées fraternelles, inclinés sur les mêmes livres, ils lisaient les songes des hommes et, côte à côte, s'imprégnaient de cette essence mystérieuse,

« Un mot bien souvent voulait dire une phrase, connue de nous seuls, entendue par nous seuls, — ce n'était qu'un mot pour les autres. Un mot, c'était un commencement de vers, ou de pensée : l'autre achevait. Ainsi, quand nous sortions le soir autour de la maison, je commençais

 

« Entends, ma chère...

« Et toi tu comprenais

Entends la douce nuit qui marche. »

 

Par cette page, vous voyez quel est le ton de ce livre monotone, fiévreux, infiniment doux. Il n'aurait pas fallu de longs efforts de style pour lui imprimer un grand air de simplicité. Mais du style, Walter a presque l’effroi. Fils de Goncourt et de Verlaine, il souhaite de mal écrire afin d'écrire vrai. Mais cette sorte de vérité, toute tissée de phénomène et de néant, a pour expression directe et adéquate le silence parfait. Si le jeune Walter n'était descendu dans l’Érèbe, je le prierais de lire les Reliques de Tellier. Il eût vu que la Douleur, à s'orner de beauté, ne se diminue point et qu'elle y gagne même un surcroît d'intérêt douloureux : Dante, Edgar Poe et Baudelaire ont expliqué pourquoi.

II arrive à Walter de réaliser en deux mots d'admirables synthèses, tandis que, dix lignes plus loin, il ne réussit point à combiner les parties d'une phrase. Ainsi sont, en nos tristes jours, conformés les cerveaux des éphèbes, même chastes et laborieux. Incertains et troublés, ils perdent leur âme à vingt ans – et loin de cette Emmanuèle, ils périssent eux-mêmes, en proie à la vieillesse, ceci est littéral, à la façon d’André Walter.

Ce Faust chu en enfance restera donc le type de la génération qui a le plus immédiatement précédé la nôtre : les paléographes le tiendront pour une variété, peut-être la plus curieuse, du type décadent; ils le classeront dans les alentours du « Werther carabin » gravé par Sainte-Beuve, à côté du « jeune homme » de M. Paul Bourget et du pauvre Amiel. Mais ils s'étonneront qu'une main si débile, une main qui mourait si consciemment chaque jour, ait pu tracer d’un trait si net, sur les plafonds d’écume et de nuée qu'habité l’idéal, le cher profil méditatif et fin d'Emmanuèle.

P. S. — J'apprends que Walter n'est point mort ou, du moins, que ce Walter défunt est un mythe. J'ai été abusé par M. André Gide, un très jeune homme tout à fait sain d'esprit. Et dès lors je soupçonne une très grande partie de son livre, celle qui m’a choqué, d'être une œuvre de gageure et de curiosité, comme en tente parfois M. Maurice Beaubourg. Je n'ai donc qu'à féliciter M. Gide de son art qui est ingénieux, non sans glorifier encore la vierge précieuse dont l'image illumine ces « cahiers » qui sans elle, seraient par place un peu gris.