La Plume

1er mai 1891, n. 49

 

Paul Redonnel

 

 

 

Ce livre ouvert sur le pupitre d'un piano dont vous jouerez superbement — superbement voulant dire ici d'une manière supérieure, transcendante, — ainsi que vous liriez la Bible ou L’Imitation de Jésus-Christ pendant que s'entendraient, vagues mais certaines, de délicieuses psalmodies d'un chœur de Kérubs ; voilà comment je conseille à qui le pourra, de lire ces Cahiers d'un que la névrose n'a pas oublié. Qualifiée dûment, sinon véridiquement, posthume, cette œuvre est digne d'une bonne lecture. Des souvenirs d'un éphèbe d'élite qui n'eut pas le temps de banaliser la chimère, qui est d'un impressionnable (!) en l'âme duquel chantent le sphinx et l'énigme tout ensemble; des phrases roses, des phrases bleues, des vertes et des blanches; toute la gamme et le prisme en entier avec ses raies noires, même et surtout avec ses raies noires ; des réminiscences heureuses de tout et de tous. De la tristesse qui complète la joie dévolue à tout le monde. Ah ! tant pis pour qui, mettant impitoyablement le livre dans le creuset de l'analyse, y découvrira transmutées « quelques phrases déjà lues » et « quelques airs déjà broyés » ! Tant pis, dis-je pour ces Balaams qui ne se doutent pas de la supériorité de leur âne sur eux, et qui ne sauront manquer d'accuser l'auteur posthume de pas assez de confiance. Les Cahiers d'André Walter sont une œuvre que, pour ma part, je placerai à côté de mes biens-aimés livres pour, de temps en temps, parcourir des yeux et de la pensée une ou deux belles pages, ruisselantes de poignance et de saine mélancolie. « J'ai vu le sphinx qui s'enfuyait du côté de la Libye ; il galopait comme un chacal. »

Cependant, j'aurais préféré qu'il y eût moins de citations en allemand, en grec, en latin, encore qu'elles concourent à l'unité esthétique de ces cahiers étranges et si intensément bien vécus. On me dit que Maurice Barrès s'en est épris ; de quoi, je ne suis pas étonné.