L’Initiation

avril 1891

 

Georges Montière

 

 

 

Tandis que naturalistes et symbolistes assiègent les vitrines des libraires et se disputent les faveurs du public, voici qu'une jeune école, fille des deux sectes rivales, affirme peu à peu sa puissante vitalité. Las des barreaux étroits entre lesquels le naturalisme prétendait enrayer ses envolées imaginatives, Léon Hennique écrit son roman spirite, Un Caractère, et, d'autre part, aux raffinements hystériques du symbolisme, Maurice Barrès oppose sa trilogie : Sous l'œil des barbares, Un homme libre et Le Jardin de Bérénice, Joséphin Péladan achève son « éthopée » de La Décadence latine, Paul Adam ses Volontés merveilleuses. Aujourd'hui l'apparition d'un livre étrange, Les Cahiers d'André Walter, révèle l'adjonction au groupe d'un nouveau disciple appelé certes à tenir vaillamment sa place.

« Le matérialisme n'est point, dit celui-ci, non plus que l'idéalisme (littérairement parlant) ; ce qu'il y a, c'est la lutte des deux. Le réalisme veut le conflit des deux essences : voilà ce qu'il faut montrer. »

 

Quelle sera alors la composition de l'ouvrage ?

 

« Réduire tout à l'essentiel, continue-t-il dans une note. L'action déterminée, rigoureuse. Le personnel simplifié jusqu'à un seul. — Et comme le drame est intime, rien n'en apparaît au-dehors — pas un fait, pas une image : la vie phénoménale absente, — seuls les noumènes ; donc plus de pittoresque et le décor indifférent ; n'importe quand et n'importe où; hors du temps et de l'espace.

Un personnage seulement et encore un quelconque, ou plutôt son cerveau n'est que le lieu commun où le drame se livre, le champ clos où les adversaires s'assaillent. Ces adversaires, ce ne sont pas même deux passions rivales — mais deux entités (?) seulement : l'âme et la chair — et leur conflit résultant d'une passion unique, d'un seul désir : faire l'ange, découlant comme une déduction nécessaire, comme une conclusion des prémices une fois posées...

Pour l'ange — le désir toujours plus grand de monter — il lui faut un but et qu'il y tende : c'est vers toi. — Emmanuèle (elle est l'âme complémentaire de la sienne), idéalement supérieure.

Pour la chair, il n'en est plus besoin : c'est la seule force de la pesanteur, quod pulvis est, qui ravale l'essor de l'ange. Mais il faut une progression. »

 

L'œuvre se divise en deux parties : cahier blanc, cahier noir.

Le cahier blanc, commencé lors du mariage d'Emmanuèle avec un étranger, se termine à la mort de celle-ci. André Walter y condense les pieux souvenirs des années disparues : son enfance aux côtés d'Emmanuèle, la fusion de plus en plus intime de leurs deux âmes, puis l'agonie de sa mère qui s'oppose à l'union rêvée, la séparation d'avec la sœurette, son départ pour un volontaire exil.

Le cahier noir débute lors de l'irrémédiable esseulement. Le corps retourne à la terre, mais l'âme subsiste immortelle: délivrée de sa lourde enveloppe. Emmanuèle ne se séparera plus de lui ! Retiré en Bretagne, après avoir prié qu'on ne lui écrivît point, André Walter se met enfin à l'œuvre depuis longtemps méditée. L'enthou­siasme, la chasteté, la solitude exaspèrent son mysticisme : les révoltes de sa chair, il les maîtrise à force d'austérités ou de fatigues, soit par des courses, soit par l'obstination au travail. Chaque jour la présence d'Emmanuèle se fait sentir davantage, mais à mesure s'aggravent les symptômes d'une folie envahissante, finalement la vision lui devient tangible le soir où la dernière ligne de son roman écrite, une fièvre cérébrale le terrasse et le tue.

Un charme indicible émane de ces pages douloureuses où le monde extérieur agissant à peine, une âme souffrante évolue, chapitre par chapitre, en strophes cadencées pareilles à des hymnes. La langue sobre, ferme, vibrante ne défaille jamais: c'est le lyrisme de Sous l'œil des barbares ou d'Un Cœur en peine avec la grande paix de l'Imitation de Jésus.