Colloque de Paris 1988

 

David STEEL, « Thésée à Cambridge - 1918 », Colloque « 1918 dans l'itinéraire d'André Gide » [Paris, Sénat, 1988],

BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 25-40.

 

© David STEEL

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 juin 2000.

 

[Note  : du même critique, on pourra lire aussi sur ce site, dans la rubrique « Documents » : David STEEL, « Gide à Cambridge, 1918 », BAAG, n° 125, janvier 2000, pp. 11-74.]    

     Gide fit en tout huit voyages en Angleterre -- trois jours à Londres avec le Pasteur Allégret en 1888, quelques jours à la sauvette en 1908 à Londres et à Oxford avec Copeau, Ghéon et Schlumberger, une quinzaine durant l'été de 1911 avec Larbaud, à Londres de nouveau mais avec quelques visites aux alentours, un court séjour à Noël 1912 à Londres encore une fois, puis, après de vains efforts pour repartir en 1914 et 1915, c'est le long séjour de trois mois à Cambridge en l'été de 1918, l'année qui est le sujet de ce colloque. En 1920 il retournera passer l'été au Pays de Galles sous une pluie quasi ininterrompue, mais attendra 1937 avant de retraverser la Manche pour réconforter son ami Simon Bussy malade à Londres. Sa dernière visite sera celle de 1947, lorsqu'il reçut de l'Université d'Oxford son doctorat honoris causa (1).

     Le séjour important demeure celui de 1918, avec son « neveu » Marc Allégret, quand il s'immisce dans les milieux intellectuels de Cambridge, d'où il fait des excursions à Londres, dans le Gloucestershire, le Surrey et jusqu'aux environs d'Édimbourg, rencontrant divers membres du groupe de Bloomsbury, par l'entremise de la famille Strachey, Dorothy surtout, qui deviendra sa traductrice anglaise attitrée et tombera éperdument amoureuse de lui, son mari Simon Bussy, Lowes Dickinson, le critique d'art Roger Fry, les poètes A.E. Housman et John Drinkwater, le romancier Aldous Huxley, le peintre Duncan Grant, Keynes le grand économiste, l'érudite Jane Harrison ... et rerencontrant Davray, Ruyters, Gosse, Rothenstein sans oublier son ami peintre, Raverat, qui avait en partie et discrètement organisé le séjour. J'ai rapporté ailleurs les détails de cet été et n'y reviens donc pas ici. Ce fut un séjour passionnant et en tous points réussi, un voyage épique, en [26] quelque manière, et qui fit date dans la vie de l'écrivain.

     Ce que pouvait être la célèbre ville universitaire aux yeux d'un visiteur français à cette époque transparaît dans les vers d'un poème intitulé précisément Cambridge et que Drieu la Rochelle publia dans Littérature en octobre 1919 :

 

 

Je passe de la blancheur des draps étirés par le rêve
dans les eaux longues sous la flanelle et le canoë.
Je mange des concombres.
Je lappe quelque peu d'une bière lente persuasion.
Je fume des herbes blondes.

Je lis les grands poètes avec une indulgence si profonde
qu'un compromis affectueux intervient.
Les idées passent d'heure en heure.
Le monde végète copieusement dans ma tête.
Herbes grasses et traînantes de la Cam.
0 latente responsabilité de la presse mondiale

Sur l'eau glissent des jeunes femmes fraîches comme
     leur linge.
Le désir repose au fond de la barque parmi les gaffes.
Une suffisante camaraderie règne entre ces rives.
Sommeillent aussi la préhistoire et la guerre.
Je suis sans ambition et oublie mes amis.
Je me baigne.
Puis un rayon hume ma peau goutte à goutte.
Je mûris.
Mes cheveux tombent.
C'est le dernier été où j'arbore mon enfance.

vers dont les sentiments épousent, à quelques détails près, ceux que Larbaud avait déjà fait pressentir à Gide qu'il y connaîtrait... « ...Il faut y aller. Je préfère Cambridge à Oxford. Les bâtiments sont plus simples, les perspectives plus claires, avec des petits temples des belles-lettres, pseudo-classiques, tout à fait engageants. Ce qu'il y a de mieux, ce sont the Backs, c'est-à-dire les pelouses, parcs et jardins qui sont derrière les collèges, et que traverse la Cam, divisée [27] en un grand nombre de petits canaux, avec des ombrages placés là exprès pour qu'on vienne passer des journées, couché dans un bateau. On y rencontre Phédon, Alcibiade, et Ménéxène étendus sur des coussins de velours, lisant -- qui sait, Les Nourritures Terrestres tandis que les rames abandonnées pendent dans l'eau ... », ...et qu'effectivement il y a connus : « l'oasis de l'Afrique la plus extrême », écrivit-il à Bennett, « me dépaysait moins que ne fait aujourd'hui Cambridge ; et je comprends que ce n'est point par hasard que depuis tant d'années l'horloge de Granchester est arrêtée. Quelques heures de ma jeunesse m'attendaient depuis longtemps sur la Cam, que je vis enfin, désespérément, et comme en rêve, canotant, lisant Herrick, me baignant » (2).

     Pourquoi, lorsqu'on n'y est pas contraint, voyage-t-on ? Pour voir, pour apprendre, pour se divertir et pour rapporter... qui des photographies, qui des souvenirs, des papillons, un bronzage. Gide voyageait pour le délassement, la chasse au plaisir, l'instruction. Dans toute émotion il y a mouvement, dans toute instruction changement et Gide évaluait chaque expérience affective ou intellectuelle selon le degré de mobilité qu'elle lui offrait, allant jusqu'à affirmer que « toute instruction est un déracinement par la tête » (3). A l'encontre de Valéry qui s'en faisait une image très féminine, pour Gide la sensualité mobile de l'instant se serait exprimée plutôt -- ni vu, ni connu -- dans le temps d'un train entre deux valises. Et puis dans un train qui ne rencontre-t-on ? Voyager c'était quêter le renouveau de soi, se quitter pour mieux se trouver, mais se retrouver différent, tomber malade, en quelque sorte, pour mieux goûter la convalescence, car Gide croyait aux affinités entre voyages et maladies. On « relevait de voyage » comme on se refaisait une santé : au voyageur, au convalescent et à l'artiste le don et le privilège de voir la vie sous un jour neuf. Voyager c'était en outre rompre avec le quotidien, rompre aussi avec le passé, passer outre, partir à neuf. Souvent, pour Gide, la rupture s'effectuait en même temps par le biais du scandale, comprenait une transmutation des valeurs qu'il fallait publiquement afficher, comme si le voyage était matière à manifeste... proclamation [28] de la pédophilie qui suit le voyage en Algérie de 1893, dénonciation des abus coloniaux après le voyage au Congo de 1925, révélation du stalinisme après le séjour en URSS en 1936. Ce que l'écrivain rapportait de ces voyages-ruptures ou voyages-scandales c'était en outre du texte ou de la matière à textes: pages de journal, carnets de route, feuillets de notes qui allaient servir de base à un ouvrage à élaborer ultérieurement.

     Aussi Cambridge, en 1918, s'insère-t-il dans cette série de déplacements qui entraînent la renaissance par le scandale. Partir seuls, rester avec Marc, dans un milieu étranger, de façon délibérée, encore qu'à moitié clandestine, signifiait rompre spirituellement avec Madeleine, s'établir avec un partenaire autre qu'elle, définitivement la trahir. L'Angleterre de cet été-là marque donc une étape définitive dans la vie amoureuse de Gide et dans son mariage. Au sein du ménage de Cuverville ce séjour constitue le scandale irrémédiable, scandale reproduit et consommé par son équivalent ; la destruction vengeresse à laquelle se livre Madeleine de toute la correspondance à elle adressée par son mari. « Nathanaël, quand aurons-nous brûlé tous les livres ? » (N.T., 164)

     On constate cependant, et très curieusement, que si l'Algérie de 1893 s'incorpore textuellement dans de nombreux écrits des Nourritures Terrestres à Si le grain ne meurt, de même que si la Turquie en 1914, donne La Marche turque, l'Afrique équatoriale le Voyage au Congo, l'URSS le Retour de l'URSS, l'Égypte les Carnets d'Égypte, Cambridge, en revanche, représente le voyage qui aboutit au silence, peut-être le seul séjour où l'expérience vitale ne sert pas de pré-texte ou bien, si l'on veut, où le texte ne vient pas a posteriori rendre public, publier, la crise personnelle. Sur Cambridge, quelques rares lettres à part, nous n'avons rien ou presque rien. Cambridge demeure domaine privé, ville close. Le récit reste silencieux, comme si ce bel été anglais, car c'en fut un, avait sombré dans l'oubli par sa seule insignifiance, mais une insignifiance qui est catégoriquement démentie par le mutisme même qui entoure ce séjour et par le fait, encore plus singulier, que, seul à n'avoir pas débouché sur la fabrication d'un texte, ce voyage-rupture est le seul à avoir abouti, [29] tout au contraire, à la destruction d'un texte, texte que son auteur chérissait entre tous : les lettres brûlées. Algérie, Congo, U.R.S.S. ... Gide lui-même par l'acte d'écrire a mis le feu aux poudres ; pour Cambridge, c'est Madeleine qui allait réduire en cendres l'écriture de toute une vie.

     Considérons à la lumière de Cambridge les ouvrages qui sont en chantier autour de cet été de 1918. Pendant l'hiver précédent, Gide a peiné sur Corydon, conscient de l'écrire « hors de saison » et à froid à une époque où il prétend avoir déjà trouvé une solution personnelle au dilemme de sa sexualité. Le 8 juin, il s'occupe à parachever son texte, déjà à peu près terminé au mois de janvier (J, I, 1069). Cambridge n'y sera pour rien, si ce n'est pour confirmer, avant la publication éventuelle, la conviction de son auteur que le corydonisme n'est aucunement contre nature, n'allant à l'encontre ni du beau ni du bien.

     Il en va de même des Mémoires, déjà en bonne voie mais embourbés au début de l'année après la mise au net du chapitre sept (J, I,1055). L'Angleterre n'y a pas sa place, si ce n'est indirectement à travers la figure de Wilde, mais qui évoque Oxford et non pas Cambridge. Il n'est cependant pas impossible que la rédaction ultérieure de la deuxième partie, et en particulier de la section concernant Wilde et l'Algérie, n'ait pas bénéficié de l'ambiance de bonheur serein que Gide a connu à Cambridge avec Marc. Sur Cambridge proprement dit cependant -- et comme il se devait, du fait même des limites chronologique de Si le grain ne meurt - - rien. Et rien non plus, notons-le, omission curieuse, sur la visite à Londres en 1888 avec Elie Allégret qui, elle, y aurait eu sa place.

     A partir du 17 février Gide est également en train de rédiger, presque sans brouillon, La Symphonie pastorale (titre, comme La Marche turque, de source musicale). Le 1er mars il en lit les quarante-cinq premières pages à Madeleine. Le 11 mai il a à peu près achevé la première partie, puis délaisse le manuscrit, jusque-là intitulé L'Aveugle, pour ne s'y réatteler, à la deuxième partie cette fois, qu'après son retour d'Angleterre, quand L'Aveugle deviendra La Symphonie pastorale (J, I,1058-59). A mi-récit il part en voyage, [30] exactement comme il a voulu le faire en 1924 avec Les Faux-Monnayeurs, ambitionnant de partir pour le Congo avant d'entamer la seconde partie de son grand roman -- façon de se distancier du texte, de se recycler, de reprendre souffle,

     On sait que La Symphonie, s'inspire en grande partie de l'amour de Gide pour Marc vécu dans les Alpes suisses en août 1917 et que le séjour à Cambridge, si précautionneusement préparé, constituait une tentative délibérée de renchérir sur le bonheur de l'année précédente. Aux yeux de Madeleine c'est Cambridge pourtant et non la Suisse --.embardée camouflée sous une visite à Rivière -- qui représente le véritable drame de l'infidélité conjugale. Il y a donc un lien entre l'expérience anglaise et La Symphonie, pastorale, bien que l'économie et surtout la géographie du récit ne fussent propres à absorber, malgré la mention de Dickens, quoi que ce soit du séjour anglais. Il convient de souligner toutefois, qu'en ce qui concerne la rédaction du texte, Cambridge s'insère entre les deux volets, entre les deux « cahiers » du journal du Pasteur. Or, dans le roman même, c'est justement au cours de cet entracte qu'a lieu un épisode des plus importants, la relecture par le Pasteur de ce qu'il a rédigé jusque-là de son journal et sa prise de conscience de son amour illicite qui s'ensuit -- moment critique où il lui est permis soit de refouler ses sentiments, soit de s'y complaire. Bien entendu Gide, que Dorothy Bussy a trouvé tellement pasteur protestant lorsqu'elle l'a vu pour la première fois à Cambridge s'est rendu compte, lui, de son amour pour Marc bien avant l'Angleterre (c'est plutôt Madeleine qui aura les yeux dessillés par le voyage, comme si Amélie, la femme du Pasteur dans le roman, avait lu son journal par-dessus son épaule, encore qu'Amèlie n'eût point besoin de le faire) mais Cambridge représente sa décision de vivre cet amour envers et contre tous et surtout contre le bonheur de Madeleine. Aussi les premiers mots du deuxième cahier du récit rédigé par le Pasteur : « J'ai dû laisser quelque temps ce cahier », représentent-ils littéralement l'intervalle anglais dans la composition du texte, intervalle pendant lequel Gide semble n'avoir rien écrit, mais qui, dans la perspective du drame à venir : suicide de Gertrude au niveau romanesque d'une part, découverte des lettres brûlées dans [31] la vie réelle d'autre part, constitue le calme trompeur avant le malheur familial. A Cambridge, Gide a-t-il procédé à une relecture de sa vie jusque-là, semblable à celle qu'entreprend le Pasteur et, comme lui, sans pour autant changer d'attitude ? Et est-ce après Cambridge qu'il aurait ajouté les tout derniers mots du premier cahier qui, après la célèbre description du paysage alpestre et de la promenade des deux amants peignent « le sombre chemin du retour » (S.p., 911-12) ? Quoi qu'il en soit, Cambridge constitue le silence entre la rédaction des deux moitiés du récit.

     Il est vrai que le Journal ne garde pas le silence sur le séjour en Angleterre, ou du moins pas entièrement. Vingt-neuf lignes de texte datées du 3 juillet, du 15 juillet et du 2 septembre, aux renseignements pour la plupart anodins, y représentent la décantation de trois mois d'existence, pendant lesquels tout et tous étaient nouveaux (J. I, 1070-71). Dans ces trois paragraphes tout manque et surtout l'essentiel. Contagion du flegme britannique ? C'est à Cambridge que Gide a lu Les Silences du Colonel Bramble, premier roman de Maurois paru chez Grasset au mois de mars précédent (J. I, 1187).

     Dans le texte des Faux-Monnayeurs par contre, Cambridge apparaît directement. Le romancier Édouard regagne Paris, rentrant d'Angleterre par Dieppe, le scénario, à peu de choses près, de 1918, de 1920 aussi, faudrait-il peut-être ajouter. Gide fait de l'époux de Laura Vedel un professeur de Cambridge qui travaille à une thèse sur la poésie de Wordsworth (qui lui-même y avait été étudiant). A y regarder de plus près cependant on s'aperçoit que Gide confectionne une image romanesque de la ville qui est l'inverse de celle de sa propre expérience. C'est comme si du film qu'il s'était fait de Cambridge il avait cru bon de ne développer que le négatif de la pellicule. Alors qu'en réalité les deux amis fuient à Cambridge pour vivre totalement leur amour (chez Raverat à Royston ils partagent une chambre) et que Gide y a eu au moins une aventure ancillaire, il fait de l'Angleterre dans son roman une sorte de désert sexuel d'où toute possibilité de satisfaction charnelle est bannie, raison pour laquelle Édouard désire, dès sa descente à Paris se précipiter dans une maison de passe (FM, 985-86). Qui plus est, alors qu'avec Vienne [32] -- et Paris peut-être -- le Cambridge de ces années-là constitue le foyer intellectuel le plus brillant d'Europe où tour à tour la physique, les mathématiques, la philosophie, les sciences économiques prennent un essor spectaculaire, où l'art du roman et de la biographie sont en train d'être raffinés, où la peinture et la critique d'art s'épanouissent, Gide croit bon de faire de la ville la capitale de la médiocrité universitaire, incarnée dans la figure de Félix Douviers, sorte de Fleurissoire redivivus, pédagogue falot, ignominieusement cocufié en pleine thèse ... et par un scientifique spécialiste d'histoires de sel, sinon salées ! (4) En ce qui concerne le séjour anglais, le texte des Faux-Monnayeurs se présente ainsi comme un travesti de la vérité de Cambridge. Encore un silence du récit.     

     Mais nous avons failli oublier un fragment qu'il faut aussi prendre en considération. Le 17 janvier 1918 Gide est entrain de rédiger son Traité des Dioscures qu'il porte en lui « depuis près de vingt ans » (J. I, 105). Le 6 mars il lit à Madeleine ce qu'il a écrit, « étonné de trouver si mauvais les passages que je croyais les meilleurs et si bons les passages dont j'étais le moins satisfait », écrit-il (J, I, 1061). A ces quelques pages qui seront publiées ultérieurement sous le titre Considérations sur la mythologie grecque dans La N.R.F, du 1er septembre 1919, il n'ajoutera rien. Il y est grandement question de Thésée et on sait que les réflexions le concernant serviront de tremplin au Thésée plus élaboré et combien réussi de 1946.

     L'on s'accorde à entendre dans la bouche de Thésée nomade et dompteur de monstres, puis fondateur d'une capitale, sinon d'un oeuvre capital, la voix d'André Gide. Et, mettant en parallèle les événements de la vie de Gide et ceux qu'il imagine dans La Porte étroite, comment le jeune Gide/Jérôme, à la cour normande de Monsieur Rondeaux /Bucolin, dont l'épouse entreprenante ose des gestes équivoques sur le jeune homme qui, lui, préfère une alliance amoureuse avec la fille aînée Madeleine/Alissa, détentrice du secret « orient » de sa destinée, fille aînée qui sera abandonnée à Cuverville/Fongueusemare en faveur non d'une cadette, il est vrai, mais d'une sorte de cadet en la personne de Marc Allégret, qui est presque de la famille..., comment le jeune Gide ne nous ferait-il pas [33] penser précisément à Thésée à la cour de Minos, convoité par Pasiphaë, aimé d'Ariane mais amoureux de Phèdre et délaissant celle-là sur Naxos ... Et j'admets que les parallèles s'écartent quelque peu à la fin, mais pas assez pour en infirmer les grandes lignes ni pour nous empêcher de songer à la modification possible d'un vers plus que connu .. . « Madeleine, ma soeur, de quel amour blessé... » (5).

     Mais si étroitement que Gide ait pu lier son propre destin aux faits et gestes du héros mythologique, ç'aurait été forcer l'audace que de faire passer Thésée par Cambridge. La ville, à l'époque, ne valait pas le détour. Et pourtant, et pourtant ... dans l'histoire de ce Grec intrépide, qui quitta sa terre d'Attique pour traverser la mer et débarquer avec son compagnon Pirithoüs sur une terre étrangère qui avait sa propre civilisation à elle et une civilisation puissante, ne ressent-on pas l'affinité avec un Gide si imbu de son propre hellénisme depuis l'embardée décevante vers la Turquie en 1914 et qui, la mort dans l'âme, quitte une France héritière du classicisme ... sinon de l'art de la litote ... pour voguer avec Marc vers un inconnu périlleux ? « L'île de Crète était puissante. Minos y régnait », dira le Thésée de 1946, et la sorte de malaise culturel que Gide a ressenti en Angleterre en 1918, et qui lui fit confier plus tard à Martin du Gard qu'il se sentait « mieux outre-Rhin qu'outre-Manche », Thésée ne le résume-t-il pas lorsqu'il avoue : « Je ne suis pas du tout cosmopolite. A la cour de Minos, pour la première fois je compris que j'étais hellène et me sentis dépaysé. Je m'étonnais de toutes choses étranges, costumes, coutumes, façons de se comporter, meubles (et chez mon père nous étions court d'ameublement )... » ? (6). Et le Dédale sculpteur, ingénieur du labyrinthe et conseiller en choses labyrinthesques -- « mais sais-tu bien [...] que moi aussi [...] je suis hellène », révèle-t-il à Thésée -- n'évoque-t-il pas le peintre sculpteur et mathématicien Jacques Raverat, Français comme Gide, mais établi aux environs de Cambridge (Thésée, 1431) ? Et Ariane, détentrice du fil protecteur, guide du labyrinthe qu'étaient pour Gide la langue et la société anglaise et, comme le déplore Thésée, « trop férue de littérature » (Thésée, 1429), ne serait-ce pas Dorothy Bussy qui s'éprend de Gide/Thésée mais qui, à l'instar de Madeleine, sera abandonnée par lui, plus tard, en [34] faveur de la plus jeune Élisabeth van Rysselberghe... ? Madeleine passée outre, Dorothy passée outre, Elisabeth passée outre : Gide, de même que Thésée, est un abandonneur de femmes. Dorothy/Ariane voilà qui expliquerait en grande mesure le curieux refus, refus absolu, que l'auteur opposa à Dorothy Bussy lorsqu'il fut question de traduire Thésée en anglais -- « Ce n'est pas du tout votre affaire » écrivit-il péremptoirement. Traduisons : « Elle a beau sur son île s'affairer à des traductions, on ne confie pas l'histoire de Thésée à Ariane ». Dépitée, son amie lui envoie un poème bizarre, sur lequel Eric Marty a attiré l'attention, et dans lequel elle semble elle-même s'identifier au personnage d'Ariane délaissée : « Tueur de monstres, Thésée [...] Aimiez-vous les femmes ? Pour pouvoir jouir de Phèdre, / Vous avez dû l'habiller en garçon. / Phèdre impudique sur sa balançoire, une simple p... / Et Ariane, qui aimait la poésie -- et vous -- une raseuse » (7) . Et de même que Thésée rentre en vainqueur tout en se hâtant vers la catastrophe -- la mort de son père -- Gide s'en revient revigoré à Cuverville après un séjour « réussi au-delà de tout ce qu('il) espérai(t) », mais ce n'est que pour découvrir le malheur des lettres incendiées (8). Ajoutons qu'à Cambridge Gide fait la connaissance de la savante helléniste Jane Ellen Harrison (1850-1928), éminente spécialiste en rites religieux et mythologie de la Grèce antique, elle-même amoureuse à sa manière, et de son propre aveu, d'un Minotaure tendre et affectueux. Dans les années vingt, elle fréquente Pontigny et s'établit avec son amie Hope Mirrlees à Paris. Il est inconcevable qu'à Cambridge ils n'aient pas parlé ensemble d'un sujet qui les passionnait l'un et l'autre et de Thésée peut-être. Jane Harrison d'abord, ensuite l'érudite belge Marie Delcour ... Curieux que les guides de Gide en matière grecque aient été des femmes, des Ariane (9).

     Il nous manque toutefois, afin de bien asseoir notre parallèle, un élément supplémentaire et de taille : le Minotaure. Quel aurait pu être le monstre que notre héros quinquagénaire -- Fleurissoire à sa manière -- s'en est allé occire en terre d'Albion ? La problématique de la grammaire anglaise ? A la rigueur. Le spectre d'Oscar Wilde ? Il est vrai que le Minotaure de Gide, parfumé et dévoreur de chair mâle [35], lui ressemble quelque peu. Et le fait est que, quelques semaines seulement avant son départ pour Cambridge, Gide avait lu avec révulsion le livre mensonger d'Alfred Douglas, Oscar Wilde et moi (J, I. 1068). Mais on ne tue pas les monstres sacrés. Et si le monstre n'existait pas, faudrait-il l'inventer ? Point n'est besoin peut-être.

     L'une des perspectives les plus originales des Considérations sur la mythologie grecque, ainsi, plus tard, que de Thésée, c'est d'illuminer le geste du héros d'un jour freudien et cela à une époque où Gide ne savait encore rien de la psychanalyse. L'oubli fatal qui le fait négliger de changer, ainsi que convenu, la voile noire en voile blanche, s'interprète comme un lapsus oedipien, rivalité à moitié subconsciente avec un père bon mais détenteur de pouvoir absolu (même si de mobilier relatif) et qu'il tarde au fils héros de supplanter. C'est le meurtre du père. Et dans le tête-à-tête que Gide imagine entre Thésée et Oedipe à la fin du récit n'est-il pas curieux que ne figure pas une comparaison de leurs parricide mutuels ? Le jeune André, on s'en souvient, avait déjà « tué » son père, à l'âge de onze ans, par le geste meurtrier de l'onanisme et en avait été marqué d'un vif sentiment de culpabilité (10). Se peut-il que Gide soit allé en Angleterre tuer son père, que le monstre n'ait été autre que Paul Gide ? Tue-t-on les pères et même les pires d'entre eux deux fois ? Sans doute, encore que le père de Gide, vir probus, fût des meilleurs. Mais tuer le père équivaut également à supprimer le passé, tout un passé protestant que Gide veut essayer de larguer définitivement. Aller en Angleterre, c'est signaler la rupture d'avec ce passé, coupure qu'avait marquée, dans son oeuvre, Les Caves du Vatican. Soulignons que c'est en 1914, date des Caves, qu'il avait d'abord voulu traverser la Manche, mais pour être contrecarré par la guerre, puis contrarié en 1915 lorsqu'il essaya de partir de nouveau. Quatre ans d'attente pour traverser le Rubicon ! Maintenant enfin, en 1918, il peut s'y rendre, et de plus en compagnie de Marc. Cambridge représente ainsi le défi à l'inhibition puritaine, l'acceptation totale de son amour, la rupture d'avec les interdits de la guerre, d'avec Cuverville, d'avec les oukases de Claudel, d'avec le « vieil homme », d'avec le monde du père. Finis les atermoiements ! Il s'agit de [36] rompre les amarres. Ce qui est urgent, c'est de vivre et de manifester la vérité, d'exprimer l'important qui reste à dire, de nommer ce qui le dévore et qui est à préférer à l'homme, car il faut que cela croisse et que l'homme diminue, en somme de publier Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs, avant qu'il ne soit trop tard, car à cinquante ans on se sent mortel. Autrement dit le monstre est en lui-même, car on ne tue bien le père après tout qu'en soi. Et puis quoi de mieux pour exorciser le puritain en soi que d'aller le faire en Angleterre, berceau du puritanisme !

     N'oublions pas non plus qu'il y a des pères substituts. Dans le milieu proche de Gide, le protestantisme, y compris dans ses pires aspects, continuait à s'incarner dans la figure d'Elie Allégret, modèle, avec les déformations romanesques de rigueur, du Pasteur Vedel des Faux-Monnayeurs. Je suis de plus en plus persuadé qu'une des clefs, non encore découverte, de l'énigme Gide, réside dans ses rapports avec la famille Allégret et que tout un pan de l'histoire Gide demeurera dans l'ombre jusqu'à ce qu'ait été racontée l'histoire des Allégret, l'histoire aussi, soit dit en passant, des Charles Gide. Au jeune Gide le pasteur Elie Allégret, bien que plus âgé que sa charge de seulement cinq ans, avait servi de « précepteur » -- le mot est de Gide. En attendant la publication de la correspondance de Gide avec sa mère, les seuls détails qui nous soient connus du voyage qu'il fit à Londres avec le pasteur Allégret sont ceux qu'il raconte dans Ainsi soit-il et ceux que rapporte la Petite Dame : qu'il est allé écouter le grand prédicateur Spurgeon, qu'il a répondu « Non » par mégarde à une Evangéliste qui lui avait demandé s'il voulait être sauvé, et, qu'au cours du voyage il avait pour livre de chevet le Journal d'Amiel (Asi.1190-91; CPD, l, 139). On ne peut ne pas remarquer une bizarre inversion entre les situations de 1888 et 1918 à trente ans précisément d'intervalle. En 1888 un pasteur protestant précepteur accompagne son élève de dix-neuf ans en Angleterre. En 1918 cet élève, devenu mentor à son tour, maintenant presque quinquagénaire, et qui fait très « pasteur protestant » (selon le témoignage de Dorothy Bussy entre autres), accompagne son ami élève dans le même pays et cet élève n'est autre que le fils, âgé de dix-neuf [37] ans, du pasteur d'autrefois. Mais le climat puritain de 1888 est maintenant ambiance amoureuse, la rigueur morale d'alors laxisme équivoque. C'est avec une sorte de prescience tout accidentelle que Gide a fourni en 1888 la réponse de trente ans plus tard. Non ! il ne veut pas être sauvé ! Il s'agit plutôt de se perdre -- car « Celui qui aime sa vie la perdra » (J. I, 989) Débaucher le fils, ne fût-ce que moralement, c'est attenter au père, le père de Marc, mais qui est à la fois père-substitut de Gide. On songe au « petit garçon qui s'amuse -- doublé d'un pasteur protestant qui l'ennuie », ainsi qu'au passage troublant du Journal des Faux-Monnayeurs: « C'est par haine contre cette religion, cette morale qui opprima toute sa jeunesse, par haine contre ce rigorisme dont lui-même n'a jamais pu s'affranchir, que Z travaille à débaucher et à pervertir les enfants du pasteur. Il y a là de la rancune. » (JFM., 21: 25 juillet 1919). Le séjour de 1918 prend ainsi les allures d'une revanche diabolique sur celui de 1888, revanche motivée par la haine, à moitié inconsciente seulement, contre le précepteur-père (11).

     Lorsqu'après un nouvel intervalle de trente ans (ou de vingt-neuf, pour être précis), Gide, devenu père lui-même entre-temps, non pas toutefois d'un fils, revient en Angleterre, mais à Oxford, est-ce simple coïncidence que dans son discours de réception du doctorat honoris causa, il parle du père, mais, comme si pour faire amende honorable, du père sauvé cette fois par le fils, d'« Énée s'enfuyant de Troie incendiée avec son vieux père sur ses épaules [...]. Énée ne portant pas simplement son père, mais tout le poids de son passé. » (E.Starkie, « A Oxford », N.R.F., nov. 1951, 47). Le passé de Gide, du moins cette partie qui était préservée dans les lettres à Madeleine, n'a pas survécu aux flammes.

     Résumons. Tout comme les autres textes en chantier autour de 1918, les Considérations sur la mythologie grecque ne disent à proprement parler rien sur Cambridge. Comment, du reste auraient-elles pu le faire rédigées comme elles l'ont été six mois avant la date du départ. Et cependant, à la différence des autres textes, indirectement et de manière codifiée, ne disent-elles pas, à leur façon, beaucoup ? Leur silence est d'or. Comme l'écrit Gide, « la [38] première condition pour comprendre le mythe grec, c'est d'y croire » (M.C., (1921),185). Gide est parti pour l'Angleterre comme il avait imaginé Thésée embarquant pour la Crète. Et, jugé par rapport au premier voyage à Londres avec le pasteur Allégret, on comprend pourquoi il a vu son périple sous un jour quasi héroïque.

     Ce qu'il y a de plus surprenant cependant, ce n'est pas que Gide ait revécu le destin de Thésée en Angleterre : c'est plutôt qu'il semblerait qu'il y soit allé, consciemment ou inconsciemment, afin de revivre ce destin. Voilà qui, peut-être, aide à expliquer la véritable compulsion qui l'a poussé à Cambridge ; « le besoin que j'ai depuis longtemps de l'Angleterre », comme il l'avait dit à Ruyters ; « un immense désir (qui) me tourmente depuis longtemps », comme il l'avait écrit à Gosse, tandis que Madeleine, elle, parla, en connaissance de cause, de l'« ancien violent désir » que son mari tenait à réaliser (12). La détresse qu'il ressentit devant ce pas décisif et périlleux se résume dans les mots qu'il note dans son Journal la veille du départ : « Je quitte la France dans un état d'angoisse inexprimable. Il me semble que je dis adieu à tout mon passé. » (J, I, 1070). Son désarroi de l'époque, il le transfère sur l'Édouard des Faux-Monnayeurs à qui il fait dire -- c'est un extrait de son journal avant son départ pour l'Angleterre, où, à la différence de Gide, il n'emmène pas Olivier -- : « Je m'embarque demain pour Londres. J'ai pris soudain la résolution de partir. Il est temps [...]. Partir parce que l'on a trop grande envie de rester !... [...] Ah ! si je pouvais ne pas m'emmener ! » (FM., 1031-32). Gide ou Édouard, c'est bien Thésée qui part, poussé par une force intérieure, le Thésée que la Phèdre de Racine aurait bien voulu, mais sous le masque d'Hippolyte, suivre partout... « Compagne du péril qu'il vous fallait chercher » ( Cmg., dans MC; Phèdre, II, 5, 661).

     Un dernier détail intrigue. La veille de s'embarquer, Édouard écrit aussi dans son journal ceci : « Acheté hier chez Smith un cahier déjà tout anglais, qui fera suite à celui-ci sur lequel je ne veux plus rien écrire. Un cahier neuf... » (FM, 1031-32). J'aimerais imaginer qu'il se trouve, dans quelque tiroir oublié de la Bibliothèque Doucet, si toutefois il arrive à M. Chapon d'oublier des tiroirs, ce dont je doute, [39] un journal de Cambridge, riche de tous les détails de cet été d'il y a maintenant soixante-dix ans. D'ici à ce qu'on le découvre, il faut s'en tenir au silence, un silence tant désiré par Madeleine qu'elle s'est faite incendiaire pour le préserver. Un tel tiroir, hélas ! n'existe pas et un tel journal n'a certainement jamais été écrit. De même que Thésée a oublié de changer la voile noire en voile blanche, Gide a tenu finalement à ne pas couvrir de noir les feuilles blanches d'un quelconque carnet cambridgien acheté rue de Rivoli la veille de sa traversée de la Manche.

NOTES

N.D.L.R.-- Les renvois au Journal de Gide, qui, dans la publication originale faisaient référence à l'ancienne édition Pléiade, ont été transposés, pour cette réédition, où la référence est la nouvelle édition Pléiade (Marty, Sagaert).
  • 1. Le premier paragraphe de la version originale de cet article (1988) affirmait, par erreur, que Gide avait accomplit sept voyages en Angleterre; nous rectifions ici, seule modification importante au texte de 1988. Pour Gide et l'Angleterre voir, entre autres, André Gide et l'Angleterre, Londres 1986, Birkbeck Collège (Actes du Colloque de Londres, 1985); F.J.L.Mouret, « Images anglaises dans l'oeuvre d'André Gide », R.L.C., 44, (1970), 460-471; et mon article : « Escape and Aftermath: Gide in Cambridge 1918 », Yearbook of English Studies, vol. 15, 1985, 125-159 (traduite en français dans une version entièrement remaniée dans le BAAG de janvier 2000, pp. 11-74, n.d.l.a.). En ce qui concerne ce dernier, je suis redevable à Michael Tilby d'avoir attiré mon attention sur le fait que j'y ai omis de parler de la visite-éclair que Gide fit en Angleterre en 1908. Rappelons qu'il a également fait un séjour de plusieurs semaines à Jersey auprès de Copeau en l'été de 1907; de faux départs il y en a eu aussi bon nombre.

    2. Drieu la Rochelle, « Cambridge », Littérature, oct. 1919,, 20-21. Valéry Larbaud, Lettres àAndré Gide, La Hague, 1948, Stols, 77-78, lettre du 27 mai 1913; André Gide-Arnold Bennett, Correspondance, Genève, Droz, 93-94, lettre du 16 juillet 1918.

    3. « A propos des Déracinés  », Morceaux Choisis, Paris, 1921, Gallimard, 17.

    4. FM, 969-70, 1005-06, 1183-85. L'on songe à Rutherford, Russell, Wittgenstein, Keynes, Wolf, Strachey, Grant, Fry, Bell, pour ne citer que ceux-là.

    5. Phèdre, l, 3, 253. Il est intéressant de comparer le passage de Thésée: « [...] tout en protestant qu'elle ne s'adressait qu'à mon âme (...), (Pasiphaë) ne laissait pas de porter ses mains à mon front, puis, les insinuant sous mon justaucorps de cuir, elle palpait mes pectoraux » (Thésée, 1426) avec celui de La Porte étroite: « (Lucile Bucolin) attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main dans ma chemise entr'ouverte (...) pousse plus avant ... » (PE, 500), comparaison qui étaie le rapprochement entre Lucile Bucolin, Pasiphaë et Mathilde Rondeaux. On retrouve aussi des traits de Thésée dans le Bernard des Faux-Monnayeurs, 977.

    6. Th., 1425. Correspondance Gide-Martin du Gard, Paris, 1968, Gallimard, I, 151, 5 juillet 1920. Revenant de Turquie en Grèce en 1914, Gide écrit: « C'est de Turquie qu'il est bon de venir et non de France ou d'Italie pour admirer autant qu'il sied le miracle que fut la Grèce [...]. A présent je sais que notre civilisation occidentale (j'allais dire française) est non point seulement la plus belle ; je crois, je sais qu'elle est la seule -- oui, celle même de la Grèce, dont nous sommes les seuls héritiers. [...] J'habite éperdument ce paysage non étrange ; je reconnais tout ; je suis « comme chez moi » : c'est la Grèce. » (J., I, 785-86).

    7. Eric Marty, « Gide et Dorothy Bussy », Gide et l'Angleterre, Londres, 1986, 93; Corr. AG-DB; III, 517. Un quart de siècle plus tôt, Joseph Conrad avait protesté à Gide qu'il préférait être traduit par des hommes : « Si mes écritures ont un caractère prononcé, c'est leur virilité/.../ Et vous me jetez aux-femmes. » Voir S.Barr, « Gide traduit Conrad », Gide et l'Angleterre, 40.

    8. J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, Paris,1956, 190.

    9. Auteur prolifique, Jane Harrison publia notamment Prolegomena to the Study of Greek Religion, Cambridge, 1903 et 1907; Themis, Cambridge, 1912; Alpha and Omega, Londres, 1915; Mythology. Our Debt to Greece and Rome, London, 1924. Le 10 février 1914, elle fit une communication à la Hellenic Society sur « Poséidon et le Minotaure ». Sur elle, on consultera ses Reminiscences of a Student's Life, Londres, 1925, mais surtout Jessie Stewart: Jane Ellen Harrison. A Portrait from Letters, 1959, Merlin Press. Voir Corr. AG-DB, II, 156. Sur Gide et la mythologie grecque, on se reportera à Helen Watson-Williams, André Gide and the Greek Myth. A Critical Study, Oxford, 1967.

    10. Sur la mort de son père, en plus des commentaires de Si le grain ne meurt, et de Jean Delay, JAG, l, 164-70 et 254-60, on retiendra cet extrait d'une lettre à J.-E. Blanche d'août 1893, après la mort du Dr. Blanche : « Ce deuil, c'est à la fois une grande tristesse et un grand calme -- mais c'est une grande tristesse : j'ai appris douloureusement que la perte d'un père est une chose que l'on ne comprend que peu à peu ».Corr. AG-JEB, 73.

    11. Dans l'introduction à son édition récente des Carnets du Congo de Marc Allégret, Paris, 1987, Presses du CNRS, 12-15 etc., Daniel Durosay, reprenant le schéma psychique que j'ai esquissé à plusieurs reprises (« Jacques Raverat et André Gide : une Amitié », Gide et l'Angleterre, 85-86, « Escape and Aftermath, Gide in Cambridge 1918 », Yearbook of English Studies, 1985, 133, et B.A.A.G., no.77, janv. 1988, p.8) -- que Gide aurait, inconsciemment en partie, calqué quelques épisodes importants de sa vie sur ceux de la vie d'Élie Allégret, tout en inversant la teneur morale -- indique comment le voyage au Congo de Gide peut être considéré comme une sorte de déconstruction des voyages antérieurs que le pasteur Allégret y avait accomplis.

    12. Corr. AG-EG, 155, 10 juin 1918; lettre inédite à Ruyters, 21 avril 1918; lettre inédite de Madeleine Gide à Isabelle Rivière, 6 août 1918 (Voir Gide et l'Angleterre, 85, n.l.)

  • David STEEL
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  • Après des études à Oxford et à Paris VII, avec, entre-temps, quatre années de « lectorat » à la Sorbonne et a l'E.N.S. rue d'Ulm, David Steel a poursuivi sa carrière d'enseignant à l'Université de Lancaster, dans le nord-ouest de l'Angleterre, ou il est actuellement maître de conférences. Auteur d'une thèse d'état (Le thème de l'enfance dans l'oeuvre d'André Gide, Université de Paris VII), et de très nombreux articles sur Gide, tant dans le BAAG qu'ailleurs, il a écrit également sur le surréalisme et sur la publicité francaise contemporaine.
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