Nouvelle Revue Française

1er juillet 1929

 

Jean Cassou

 

Il est certainement facile d'écrire un roman psychologique dans la tradition parfaite, et l'on est, en France, tellement épris de bon goût et d'économie que l'on s'y trompe à tout coup, au point de confondre Adolphe ou L'éducation sentimentale avec n'importe quoi : il suffit que ce n'importe quoi présente la même apparence de diamant. Aussi est-ce une joie lorsque l'occasion éclate de déterminer les limites de l'authentique. Un livre tel que L'École des Femmes fait reculer, devant son chaste rayonnement, tout ce qui n'est qu'imitation, pauvreté déguisée sous les dehors de la simplicité, fausse modestie, fausse pureté. Il permet de rétablir une hiérarchie et de remettre enfin la maîtrise à sa vraie place.

La maîtrise à laquelle nous avons à faire ici est d'autant plus ferme et plus nette que jamais peut-être — même dans ses livres les plus indécis — Gide n'a eu à exprimer plus de trouble, ni un plus constant malentendu. Les repentirs, les reprises, les retours auxquels l'héroïne de ce récit d'un dessin si sûr est en butte, dissolvent, annulent le problème moral, dévoilent à tout instant l'immense impossibilité de vivre dans un monde aussi vague que celui dans lequel nous acceptons de vivre et auquel nous prétendons imposer des lois. Rien de plus beau, ni de plus vrai que ces moments où Eveline tente de resserrer son inquiétude et son malaise, et surtout la scène de l'explication avec son mari. Sous sa mince apparence de chapitre de roman, c'est tout le procès des rapports entre les hommes qui se fait ici, tout le procès d'une conscience impuissante à discerner la sincérité de la duperie, l'amour de soi des vains prétextes que nous décorons du nom de charité.

De cette incertitude, si insupportable à toute âme noble, impossible de sortir. Gide ne se trompe pas sur son âme essentiel lorsque, au scandale de ceux qui le méconnaissent, il déclare ne rien haïr autant que le mensonge. Mais comment échapper au mensonge ? Il reste une solution extrême et passionnée, celle que Gide n'a cessé de proposer : c'est d'accepter l'égoïsme, c'est d'accepter de tout réduire à nous-mêmes et de nous y confiner, et cela de deux façons. Tantôt en proclamant les vertus dionysiaques d'une joie limitée aux possessions charnelles les plus instantanées. Tantôt en s'exaltant jusqu'au sacrifice et jusqu'à l'héroïsme : ce qui est un autre moyen de satisfaire son amour-propre (prenons ce terme dans son sens le plus élevé).

C'est à cette dernière attitude qu'aboutit l'inquiète expérience d'Éveline, une des plus charmantes figures de jeune fille qu'ait inventées le génie comique et romanesque de Gide. Et par cet appétit de sublime, de même que par l'art naïf à force de perfection que fait triompher la composition de ce petit livre, Gide rejoint les grands classiques français. Il les rejoint par l'âme, et non par tel artifice de style et de manières. M. Jaloux, à ce propos, a parlé de Molière. Il faut aussi et surtout parler de Corneille, et de cette science du raisonnement, de cette dialectique claire et brûlante qui, après quelques simples et saisissants retournements, ne peuvent qu'entraîner une conclusion héroïque.

Certes il y faut la guerre et de grandes circonstances. Mais on peut accepter ce postulat d'une occasion exceptionnelle fournissant à Éveline l'issue qu'elle cherchait. De même accepte-t-on les monarchies, les guerres, les conjurations, les duels et les martyres des tragédies cornéliennes. De toute façon Éveline aurait trouvé sa voie pour échapper aux dilemmes fuyants et insaisissables où le mariage, la famille, la société la tenaient empêtrée. Au reste un autre tragique, aussi radical que Corneille (de radicalisme protestant, non cartésien), lui aurait soufflé la solution : j'entends Ibsen, dont la Nora est sœur d'Éveline.

Car c'est le propre des grands personnages dramatiques que de solliciter les événements et, là où d'aucuns ne voient que convention et artifice, d'étendre et de prolonger la vie créatrice qui est en eux jusqu'à déclencher la catastrophe qui leur permettra, enfin, de respirer à l'aise. Ainsi les héros gidiens, nés pour trancher les nœuds gordiens et se refuser à tout compromis, vivent-ils sur les plus hauts sommets de la littérature, celle-ci étant l'art de découvrir et exposer les conflits et de mettre en mouvement une action assez forte et assez vivante pour les résoudre. La vie et la morale courante enseignent au contraire l'art de s'accommoder de ces conflits, de les nier au besoin. Ici apparaissent la grandeur et la portée de la littérature, ses effets sur une transformation possible de la nature humaine. Grandeur et portée dont peu d'écrivains de notre temps ont pris conscience autant que Gide.