Gringoire
5 juillet 1929 Henri Béraud
Je n’étonnerai
personne en disant que M. André Gide ne m’a pas envoyé son dernier
roman. L’auteur de tant de livres divers ne m’en a fait hommage que
d’un seul : le catalogue d’une vente publique, orné d’une préface
de sa main où il expliquait ses motifs de disperser aux enchères les
lettres, manuscrits et dédicaces de ses amis. Faute d’avoir reçu L’École
des femmes, je l’ai prise chez le libraire. Cela, comme on dit,
fait toujours un acheteur et montre que M. Gide, que l’on répute assez
près de son argent a bien raison de limiter ses services de presse. J’ai lu ce livre
avec soin, avec intérêt. C’est un livre contre les hommes. L’ambition
de l’auteur est de les montrer dans le mariage tels qu’il les y voit : égoïstes,
trompeurs, oppresseurs, vaniteux, sentencieux et ridicules. Son roman
qui vise à la comédie de caractères, ce n’est pas à la légère qu’il
l’a coiffé d’un titre emprunté au grand comique. Sous des aspects tantôt
singuliers, tantôt communs, le personnage principal de cette Ecole
des femmes, Robert, nous est présenté comme un type d’humanité générale.
Pour mieux envelopper ses intentions, l’auteur s’abrite derrière un
témoin supposé : la femme de cet innombrable mari, épouse d’abord
naïve, puis douloureuse, qui nous confie ses impressions dans un journal.
On y voit vivre Robert jeune, puis mûr. C’est le même homme, dont les
traits moraux se sont accusés en même temps que ses rides et sa corpulence ;
de sorte qu’aux regards les moins prévenus et les plus indulgents il
apparaît enfin sous un aspect véritable : celui d’un fat burlesque
et inconscient. Et ainsi donc, pour que l’accent de vérité nous frappe
davantage, M. Gide s’est mis dans la peau de l’épouse dont il écrit
le journal, c’est-à-dire les journaux, puisqu’il y en a deux, à vingt
ans d’intervalle. Ecrire « en
femme » est malaisé. Un homme n’y parvient guère mieux qu’une
femme ne parvient à viriliser son style. Elles ont, la plume en main,
un ton, un accent, un rythme non moins inimitables que leur voix. Leurs
récits, toujours hâtifs, dépourvus de transitions et pourtant mystérieusement
liés, se font lire grâce au naturel et au don d’intéresser qu’elles
ont toutes, grâce surtout au mouvement de leur phrase, que ne parviennent
pas à ralentir cent détails intime et souvent saugrenus. Le style sec,
la précision dans les termes, la construction logique ne sont pas leur
affaire. C’est le premier
grief que l’on peut faire à l’auteur de l’Ecole des femmes. Je
ne voudrais rien dire de désagréable à M. Gide, mais son style est
on ne peut plus masculin. Sa maîtrise même, son expérience professionnelle,
sa dextérité d’analyste, en ce qu’elles ont d’évident, de trop démontré,
dissipent à cet égard la moindre illusion. Mais on y peut mettre la
complaisance. Critique négligeable ? Soit. Passons donc. Un autre
grief nous semble moins futile. Ce mari décevant que M. André Gide
nous montre dans son roman n’est pas à vrai dire un personnage nouveau,
non plus que l’amère expérience de l’épouse n’est un thème romanesque
inédit. Dans ce cas élémentaire, il y a cent études, il y en a mille — et
de fameuses. Cependant on nous donne à entendre que les meilleures, Madame
Bovary, Une vie, ont abouti à des créations plus ou moins heureuses
de types littéraires. M. Gide aurait eu d’autres, de plus hauts desseins.
Il n’a que faire, nous dit-on, d’une vérité particulière, d’un cas
si significatif qu’il puisse être. Dans sa vérité, le mari d’Eveline
doit atteindre à l’humanité générale et « nous comprendre tous ».
Fort bien. Loin de nous la pensée de railler une tentative si louable ;
mais ne peut-on s’étonner qu’au service d’une si vaste ambition l’auteur
n’apporte en définitive que des moyens moins considérables et d’abord
une connaissance des hommes que l’on peut trouver assez courte. Il
a, de son aveu, peu vécu et hors de la moyenne humanité. Est-il excessif
de croire qu’à l’auteur ambitieux de résumer, hors de toute convention
littéraire, des traits communs à la plupart de ses semblables, il importe,
avant tout, de s’être instruit à leur contact ? Chacun peut rencontrer
un fourbe ou un vaniteux — mais la Vanité, la Fourberie échappent au
regard du solitaire. Connaître les hommes dans leur vérité une et collective
n’est pas une chose où suffit la curiosité d’un amateur passionné.
C’est une acquisition lente, que la plupart de ceux qui la possèdent
véritablement possèdent à leur insu. Il faut, comme on dit, avoir trimardé. Les grands créateurs
de personnages vécurent puissamment et diversement. Ils se mêlèrent
avec ivresse et sans effort à tous les mondes. Pour donner l’être à Goriot,
il ne suffit pas d’avoir connu un père ivre de tendresse. Pour faire
de Robert de L’École des femmes, ce que, paraît-il, l’auteur
en voulut faire, il ne suffit pas d’avoir observé de piètres maris.
Il semble pourtant que l’expérience de M. Gide n’ait point dépassé ces
limites. On se demande même si, le plus souvent, il n’est pas son propre
unique cobaye. C’est si vrai que les familiers de ses écrits peuvent
retrouver, sur le visage de Robert, plus d’un trait d’André — par exemple
cette demi-simulation consécutive à de vraies maladies, ces maux de
tête dont il est malaisé de discerner s’ils sont feints, véritables
ou exagérés et que l’on trouve chez le petit écolier Gide de l’Ecole
alsacienne dans Si le grain ne meurt et chez Robert dans la
clinique du docteur Marchant... Certaine histoire d’un classeur-fichier,
trait psychologique dont les raffinés ont fait grand cas, ressemble
de même à des attitudes indéfinissablement fausses et obliques où M.
Gide avoue quelquefois se complaire lui-même. Beaucoup de traits gidiens
que l’on peut reconnaître, sont mêlés de la sorte subitement, dans
le dessin de la figure de Robert, à des traits empruntés aux portraits
que M. Gide traça naguère de ses amis de jeunesse. Est-ce ainsi,
je le demande, que l’on peut construire un type d’humanité générale ?
Je conviens, certes, que le personnage ainsi établi, à petites touches
habiles, choisies, nombreuses, est vivant et fort comique. Mais il
n’en serait ni moins vivant, ni moins comique si modelé autrement,
il prenait ses couleurs autre part. A aucun moment il ne donnait cette
impression, propre aux grandes créations romanesques ou dramatiques,
qu’il est ce qu’il doit être et qu’il est ainsi parce qu’il ne pouvait être
autrement. Il n’y a rien de hautement logique, d’inévitable, de prédestiné,
dans la rencontre de ces traits. Pour tout dire, des personnages de
cette sorte, on en trouve par centaines en ses ouvrages pleins d’agrément
et de légèreté que les gens du bel air et les modèles de M. Van Dongen
ne laissent pas traîner sur leurs tables. J’en suis fâché pour
ceux qui, parlant de L’Ecole des femmes, crient au chef-d’œuvre, à l’insondable
profondeur, à la perfection classique, j’en suis fâché, mais la Vie
parisienne a publié maints romans, ni moins parfaits, ni moins
profonds, ni moins classiques que celui-là ! J’irai plus loin :
je dirai qu’ici M. André Gide n’a nullement fait fi des procédés littéraires
que ses disciples condamnent en son nom. Un exemple ?
Voici une scène de l’Ecole des femmes. Le père d’Eveline, déçue,
vient la voir chez-elle.
...Papa s’est
fait annoncer. Il lui est si peu habituel de venir à cette heure tardive,
que je me suis écriée : — Maman n’est
pas souffrante ? — Ta maman va
parfaitement. Et, tandis qu’il
me pressait dans ses bras : — C’est toi, mon
petit, qui ne va pas ...Ta, ta, ta ne proteste pas. Voilà déjà longtemps
que je sens qu’il y a quelque chose qui cloche. Ma petite Eveline,
je ne peux pas supporter de te sentir malheureuse. J’ai commencé par
dire : — Mais papa, tout
va très bien. Qu’est-ce qui te fait croire... J’ai dû m’interrompre,
car il m’avait posé ses deux mains sur les épaules et me regardait
si fixement que j’ai senti que je me décontenançais. — Ces pauvres
yeux battus en disent long... Voyons ma petite fille, Robert te trompe ? — Ah ! plût
au ciel !... — Mais alors,
c’est sérieux. Voyons, parle : qu’est-ce qu’il y a ?
Ce dialogue, ni
mieux ni plus mal tourné que bien d’autres, rend-il le son du théâtre
classique ou celui de la comédie du boulevard ? De même la présentation
de l’ouvrage, cette « lettre à l’auteur » : « Après
bien des hésitations etc. Je ne me suis permis d’y changer que les
noms propres, etc. » Et le flirt aux musées italiens, dans le
dos du papa qui ne peut souffrir son futur gendre ? Et l’abbé spirituel
et consolateur ? Et le peintre élégant et méconnu ? Et le
médecin bourru et bienfaisant ? Et le beau-père perspicace ?
etc. Est-ce que tout cela ne relève pas d’un genre littéraire que,
pour ma part, je n’ai jamais trouvé ni déplaisant ni négligeable, mais
que les prêtres et prélats de la Chapelle ont foudroyé en toute occasion ?
Pour tout dire, c’est un roman très honorable et d’une plaisante lecture.
Il semble toutefois qu’on eût pu, dans la circonstance, laisser dormir
en paix les anciens et les maîtres. Tout le premier, je pense, M. Gide
a dû s’étonner de rencontrer, dans le miroir que de zélés louangeurs
lui tendaient, l’ombre de Mme de La Fayette. Au surplus, les « plans
successifs » que d’aucuns nous invitent à admirer ici existent
dans tout ouvrage bien fait, si l’on veut se donner la peine de le
relire. Au total, il s’agit
d’un livre plein d’agrément qu’il serait plus simple et plus raisonnable
d’apprécier pour ce qu’il est. Ce que j’en dis n’est point pour blâmer
M. Gide. Loin de là. Il y a quelques années, dans la chaleur d’un débat
que certains ont voulu ne point oublier, j’avais mis à défi l’auteur
de Corydon de produire un ouvrage tel que celui que nous avons à juger,
c’est à dire enchaîné selon l’ordre naturel des faits, vivant et touchant.
Si ce n’était de ma part trop grande vanité, je dirais qu’il m’a pris
au mot. L’Ecole des femmes, il est vrai, ne s’égale point tout à fait
aux bons romans de M. Henri Duvernois (que je citais alors en exemple).
Il y manque la grâce, la tendresse, le souriant désenchantement, l’expérience
sociale et la fraîche écriture de l’auteur d’Edgar. Il y manque
sa verve. Ce n’en est pas
moins, je le répète, un livre qu’on lit avec contentement, sans cette
irritation que, par ses gênants aveux et ses tortillements de conscience,
M. Gide se plaît à provoquer chez ses lecteurs. Je l’en félicite d’autant
plus sincèrement que je l’en croyais tout à fait incapable.
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