Mercure de France

1er août 1929

 

John Charpentier

 

Malgré l’admiration que m'avait inspirée l'intelligence qui y est prodiguée, je n'avais pas beaucoup aimé Les Faux-Monnayeurs de M. André Gide, où le paradoxe développe inextricablement ses rameaux, chargés de trop de fruits morbides. Mais, cette fois, avec L’Ecole des femmes, c'est l’auteur de La Symphonie pastorale et du Retour de l’enfant prodigue que je retrouve, c'est-à-dire le parfait écrivain classique, entièrement maître de son récit et qui sait, sans être sec, n'en exprimer que l'essentiel. Le sujet de L'Ecole des femmes (qui n’a d’autre analogie que son titre avec la célèbre comédie de Molière) est, dans sa généralité, du caractère le plus tragique. L'ironie même dont il est enveloppé, au lieu de l’atténuer, l’accentue ou le souligne, comme de légers voiles transparents une lumineuse nudité. Eveline, fiancée à Robert, se fait de son futur époux une image idéale, à la ressemblance de son rêve. Elle n'altère pas ses traits ; elle ne les déforme pas non plus. Elle les embellit simplement, en transposant l'homme qu'elle aime sur son plan à elle. Rien de ce qu’elle écrit de lui dans son journal qui soit contraire à la vérité et quand Robert se révèle à elle dans la réalité misérable de sa nature, non seulement nous le reconnaissons, mais nous ne le trouvons pas changé. Là est proprement l’habilité de l’art de M. Gide. On devine que lorsque Eveline en arrive, après des années de vie conjugale, à voir Robert tel qu’il est – et n’a cessé d’être — elle est déçue de la plus cruelle façon. C'est que, alors qu'elle se livrait tout entière à l'amour, il se réservait. A sa sincérité il ne répondait pas comme elle le croyait ; et sans être hypocrite, il était faux. Il ne jouait pas le jeu avec la même monnaie que la jeune fille. Ainsi faisons-nous tous ou presque tous. Byron l’a dit : l'amour, qui n’est qu’un épisode de la vie de l'homme, est toute la vie de la femme. Le poète de Don Juan aurait pu, avec plus de précision, indiquer que ce sentiment ne nous engage jamais complètement. Robert trompe Eveline par cela même, sans se croire déloyal, comme un père son enfant; en lui racontant des histoires... Il sourit en dedans de sa candeur, avec indulgence, non sans se duper lui-même, pour commencer…  Il est l'homme dont la supériorité ne saurait faire de doute, et qui a, en son intelligence, un trésor à préserver. Piètre trésor, en l’occurrence. N'importe, puisqu'il faut que la femme soit persuadée qu'il vaut plus que tout, même quand il ne vaut rien. Aussi bien, est-ce du principe qu'il s'agit pour M. Gide qui n’a pas voulu montrer autre chose que la gravité du malentendu qui a de tout temps existé, et existera toujours entre les sexes. Je vois bien qu'il prend un malin plaisir à le dénoncer. Mais son témoignage est irréfutable ; et Robert mériterait de devenir un type, de représenter l'homme moyen, dans son égoïsme et sa suffisance, comme M. Homais, le petit bourgeois français, dans sa sottise raisonneuse.