Europe nouvelle
31 août 1929 Gabriel Marcel
L'école des femmes (1) se situe, de l'aveu même de
l’auteur, parmi les productions mineures de M. André Gide, et, ajouterai-je
pour mon compte personnel, fort en-dessous de La symphonie pastorale. Je
comprends mal comment M. Edmond Jaloux a pu écrire que « L'école
des femmes serait peut-être dans l’avenir une des œuvres où irait
un jour la dilection des meilleurs admirateurs d'André Gide, une de
celles sur quoi le temps mordrait le moins, une œuvre enfin qui, comme La
princesse de Clèves ou La double méprise, se ferait
un cercle toujours renaissant et grandissant de lecteurs de choix ».
Quel jugement, à ce compte, la postérité portera-t-elle sur L'immoraliste et La porte étroite, par
exemple, livres auxquels L'école des femmes ne se peut comparer
un seul instant et qui sont, au moins partiellement, des chefs-d'œuvre ?
Je ne vois pas ce qu'on peut gagner à placer sur le même rang des ouvrages
où éclatent la vie et l’originalité et de simples exercices exécutés
d'ailleurs avec une indéniable maîtrise. Je ne sais si l'on a remarqué que L'école
des femmes prolonge et illustre un passage des Faux-monnayeurs, que
je crois utile de transcrire ici ; il se trouve dans le Journal
d'Edouard, au chapitre VIII de la première partie : « On
parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente
décristallisation dont je n'entends jamais parler est un phénomène
psychologique qui m'intéresse bien davantage. J'estime qu'on le peut
l’observer au bout d'un temps plus ou moins long dans tous les mariages
d’amour... Quel admirable sujet de roman, au bout de quinze ans,
de vingt ans de vie conjugale, la décristallisation progressive et
réciproque des conjoints ! » Mais dans L'école des femmes, cette
décristillisation n'est pas réciproque, elle est au contraire unilatérale.
Le ménage d'Eveline et de Robert n'est vu que suivant la perspective
Eveline ; seuls nous sont livrés les lettres et le journal intime
de la jeune femme. D'autre part, on ne peut pas dire que l'auteur nous
fasse assister au travail de décristallisation lui-même, à mesure que
celui-ci s'effectue dans la conscience d'Eveline. La première partie
du livre nous met en présence de l'amour et de l'aveugle confiance
que Robert son fiancé lui inspire ; la seconde qui se déroule
vingt ans plus tard énonce et « débite » les conclusions
auxquelles Eveline est parvenue après vingt ans de vie commune. Cette deuxième partie me paraît à tous égards
très supérieure à la première, et cela pour des raisons qui se laissent
aisément formuler. Il fallait en effet, nous permettre de discerner
d’emblée, la foncière médiocrité de Robert à travers les appréciations
enthousiastes qu’émet sur lui sa trop naïve fiancée, mais cependant
sans que, par un choc en retour qui eût présenté les plus graves inconvénients,
le lecteur fût amené par là à regarder Eveline comme une idiote. Ce
problème, un romancier tout à fait authentique serait vraisemblablement
parvenu à le résoudre par l’amour même que lui eût inspiré à lui son
heroïne. Mais je crois suffisamment démontré aujourd’hui
que M. Gide n’est pas romancier au sens plein du terme ; il me
paraît assez visible qu’Eveline lui est complètement indifférente ;
et le résultat fatal, c’est que nous nous désintéressons nous-mêmes
de cette histoire et que nous voyons avec indifférence poindre le désenchantement
qui guette la pauvre femme. Cette difficulté technique tombe dans la
seconde partie infiniment plus directe et plus émouvante – bien que
la participation de l’auteur aux épreuves de son personnage demeure
jusqu’au bout infiniment douteuse. On pourra, à bon droit, me faire observer
que ceci n’importe guère du moment où la réalité psychologique n’en
est pas moins serrée de près, ce qui est assurément le cas ici. Mais
ce qu’il faut répondre, c’est que cette limitation, ou cette absence
de sympathie créatrice chez le romancier a inévitablement pour rançon
une légère insuffisance dans l’accent qu’il serait insensé de confondre
avec la discrétion racinienne — et qui n’était certes perceptible ni
dans L’immoraliste ni dans La porte étroite. Je dirai, pour conclure, que s’il est à peu
près sûr que M. Gide ne tient pas à L’école des femmes ;
il est non moins certain qu’en un autre L’école des femmes ne « tient
guère » à son oeuvre.
(1) N.R.F. |
||||||