Monde [?]

 

 

Marc Bernard 

L’École des femmes, par André Gide

 

Je doute fort que ceux qui ne connaissent pas ces carrières de pierre soudainement ouvertes à pic sous les pieds du promeneur au détour d’un mince sentier de garrigue, puissent aller au cœur de la plupart des meilleurs livres d’André Gide. Ils ont de ces falaises de pierre blanche l’austérité et la grandeur. Ils ressemblent également à ces temples protestants faits de quatre murs blanchis à la chaux qui ne tirent leur [mot illisible] que de leur nudité parfaite comme on en trouve dans les moindres villages de [mot illisible]. Dans L’École des femmes toute graisse a fondu ; seuls les muscles demeurent. Ce livre dépouillé semble-t-il au-delà du possible s’apparente à La Porte étroite et à la Symphonie pastorale par la pureté d’une ligne qui jamais ne descend avec cette différence que l’élément mystique en est totalement absent. [L’histoire] n’y a rien perdu. Au contraire, elle s’est enrichie d’une humanité plus dense qui la rapproche de nous. Cette apparente sécheresse de style qui caractérise L’École des femmes est aussi naturelle à l’auteur des Nourritures terrestres que sa façon de respirer, mais elle sert admirablement ce mouvement de l’âme, cette ardente vie intérieure qui est une des principales richesses de Gide. Tout ce qui pouvait charmer les oreilles et les yeux, couleurs et sons, a été sacrifié une fois de plus à un but plus élevé. Les hommes devenus maîtres de leur art se soucient peu des effets faciles ; les buts qu’ils se proposent sont autrement ardus à atteindre : une passagère jouissance, un consentement obtenu par surprise ne sauraient les satisfaire.

Ce qui formait la meilleure part de l’œuvre de Gide jusqu’à ce jour c’était un perpétuel conflit entre le ciel et la terre. Avec L’École des femmes, cette pierre angulaire a été retirée et l’édifice n’a pas fléchi. Ce livre de la première à la dernière ligne repose sur terre : les seuls acteurs sont des êtres de chair. Dieu est absent. Mais il est un trésor que Gide s’est bien gardé d’abandonner ; c’est la morale, prise non pas dans le sens étroit et niais qu’on lui prête habituellement, mais dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire générosité du cœur et de l’esprit, lutte continue contre un dessèchement égoïste, éternelle jeunesse de l’âme et de son précieux pouvoir d’indignation devant la médiocrité et la bassesse. Depuis Rousseau les lettres françaises n’ont pas connu sans doute un écrivain qui soit [venu] comme celui-ci réchauffer son oeuvre à ce noyau de lumière, pour si paradoxal que cela paraisse.

C’est pourquoi L’École des femmes résonne d’un accent profondément humain. Comme dans la Symphonie pastorale, ce livre nous parait sous forme de journal. Une jeune femme intelligente et sensible note ses sentiments les plus intimes. Nous assistons à la flambée d’espoirs que lui apportent ses fiançailles. Elle s’est éprise d’un homme chez qui elle a découvert de brillantes qualités et, comme un besoin d’absolu la tourmente, elle n’a pas de plus cher désir que d’abdiquer et [de mettre] sa personnalité devant la sienne, de devenir pour lui une aide dévouée. Mais la réalité ne tarde pas à lui prouver qu’elle s’est grossièrement abusée sur le compte de son mari [cinq lignes illisibles]. Cette femme le croyait généreux et il ne donnait qu’avec la certitude de recevoir davantage. Sa canaillerie est tellement mêlée à sa chair qu’il se joue la comédie pour essayer de se persuader à lui-même qu’il est vraiment celui qu’il voudrait qu’on le croit. Ce n’est que peu à peu en vivant dans son intimité que sa femme mesure l’étendue de son erreur. Nous assistons au fléchissement de son amour, à son indifférence, puis à son mépris pour cet homme. Mais il est bien tard pour réagir, car deux enfants sont nés de cette union. A la fin, désespérée, pour échapper à ce joug dont le poids lui devient intolérable elle décide d’aller soigner les contagieux dans un hôpital pendant la guerre tandis que son mari demeure prudemment à l’arrière. Elle meurt cinq mois après.

André Gide, avec ce livre dénonce la bassesse de certains hommes. « Ah ! que j’aimerais le voir, ne fût-ce qu’une fois, défendre une cause où vraiment il aurait à se compromettre, à éprouver des sentiments dont il ne pourrait tirer avantage, avoir des convictions qui lui ne rapporteraient rien. »

Ne trouvez-vous pas que cela rend un son de cloche assez peu ordinaire et que cette peinture qui prend l’allure d’un procès dépasse étrangement son cadre. Car cet homme dont Gide nous montre la médiocrité parfaite, la lâcheté constitutionnelle, ne symbolise-t-il pas cette race qui détient le haut du pavé actuellement. Brillants, superficiels, dénués de scrupules et de convictions, épousant les idées du jour pour les rejeter demain s’il est nécessaire, tartufes en face des autres et devant la glace qui les reflète pacifistes occupés de surarmements. Chiappe membre du Comité directeur de la Semaine de bonté, Béraud, écrivain révolutionnaire, Cotty, directeur de l’ami du peuple ; ce n’est pas par brochettes mais par charretées qu’on les compte.

André Gide est un bourgeois, mais un bourgeois non-conformiste par essence. Que l’on se souvienne de son refus d’être décoré, de ses deux livres sur le Congo. Il n’est pas des nôtres sans doute, et nous pouvons être appelés un jour à le combattre, mais combien d’écrivains, même parmi ceux qui font figure d’écrivains « de gauche » ont fait preuve de pareille indépendance en face du pouvoir ? N’est-ce pas les Duhamel et Cie ?