La République littéraire et
artistique
Jean Germe
L’Ecole des Femmes — Robert
Ces deux volumes sont inséparables, puisqu'ils se font
suite, à la façon d'une double déposition conjugale devant ce vaste
prétoire : le public, dont les lecteurs seraient en quelque sorte
les jurés. La matière de ces deux livres,
minces d'aspect et de marge, suffit à notre entendement. Toute crise
pathologique, physiologique, psychologique, gagne, je crois, à être étudiée
sous son angle le plus vif — fût-il même cruel, — d'où cette concision,
ce raccourci des faits dont André Gide a su tirer un parti étonnant. « L'Ecole
des Femmes » est un journal que tient Eveline, l'épouse de Robert,
au cours de ces trois épreuves, qui décident d'une destinée féminine :
les fiançailles, le mariage, la maternité. Ce journal nous
révèle un couple, dont le souci d'analyse, de raisonnement ravage ;
je ne dirai pas la passion, mais l'amour, l'estime réciproques qui
réalisent les vies calmes. Citons comme causes
essentielles du dilemme, le caractère indépendant de la femme, l'intransigeante
autorité de Robert. Comme Flaubert,
Gide ne conclut pas. J’avoue préférer cette méthode au dogmatisme de
Paul Bourget. Ce dernier m'inquiète jusqu'à désespérer de toute justice,
de toute pitié. La lecture de l'« Ecole
des Femmes » nous ferait parfois penser à « Adolphe »,
si toutefois Benjamin Constant n'avait ce style hautain — j'allais écrire :
glacial — qui semble le rendre indifférent à son sujet, parce qu'il
le domine trop. J'estime que Gide
nous fait davantage participer aux souffrances et aux doutes de ses
personnages. Les caractères y sont d'autant plus pathétiques que l'auteur
ne nous présente point des faits caractéristiques de désunion. Non
point qu'il faille lire entre les lignes car tout réside dans une suite
d'impressions que certains d'entre nous ont subi ou peuvent subir au
cours de leur existence. Le grief d'Evelyne : « Il n'est
point tel que nos fiançailles me l'avaient révélé », entraîne
peu à peu le foyer à son déclin. Le ménage a deux
enfants : Gustave, en qui Robert se plaît à reconnaître son tempérament,
ses goûts et ses tendances ; Geneviève, l'aînée, qui affirme,
jeune, la même volonté opiniâtre d'affranchissement que sa mère. Soulignons
le passage où Geneviève questionne sa mère sur la crise morale que
celle-ci traverse. Avec une pénétration rare chez cette toute
jeune fille, elle accable sa mère de « Pourquoi ? ».
Son audace cruelle de termes dépassant son âge, se voile de câlinerie
pour dissimuler un désir impitoyable de tout savoir ! « ...Il ne
faut pas trop m'en vouloir, mais vois-tu, avec toi, je ne puis pas,
je ne veux pas mentir. Je sais que tu peux me comprendre, et moi, je
te comprends beaucoup mieux que tu ne voudrais. Il faut que je te parle
davantage. Il y a des choses, vois-tu, que tu m’as appris à penser
et que tu n’oses pas penser toi-même, des choses auxquelles, moi, je
sais que je ne crois plus du tout. » Après avoir acculée
sa mère aux pires aveux, cette future femme, qui n'a plus de l'enfant
que le corps, conclut : « Tu auras
beau faire, ma pauvre maman, tu ne seras jamais qu'une honnête femme ! » Bouleversée, au
sortir de cet entretien, Eveline tente de se confier à son père. — « Robert
te trompe », interroge celui-ci sidéré d'une mésentente dans un
ménage qu'il croyait uni. — « Plut au
ciel ! » répond Evelyne amère et railleuse. Ultime détresse
d'un cœur vraiment malheureux. Et pourtant cette
femme ne songe pas à se rebâtir un foyer ailleurs. En elle n'entre
point d’autre calcul que de fuir l'homme qu'elle a cessé d'aimer. Ce
n'est que lors de la mobilisation de 1914, après le départ de Robert,
qu'elle s'offre aux dangers d'un hôpital de contaminés. Le second livre : « Robert »,
est une lettre commentaire, écrite par le mari qui tente ainsi l'analyse
sinon la justification de ce drame intime de mésentente, qui semble
toucher au paroxysme lors d'une grave maladie d'EvelIne. Reportons-nous à la
relation qu'en trace Robert : L'instant était
propice et, certain soir qu'Eveline se sentait particulièrement faible
et que tout laissait supposer sa fin très prochaine, je fis venir l'abbé,
l’entretins quelques instants dans le salon, et m'apprêtais à l'introduire
dans la chambre de la malade avec les Saintes Huiles et le Viatique
dont il avait eu soin de se munir, quand le docteur Marchant, sortant
de la chambre, referma derrière lui la porte, et, de ce ton autoritaire
qu'il sait prendre lui en refusa l'entrée. — Je viens de m'employer à relever
sa confiance et son courage, dit-il presque durement, n’allez pas défaire
mon travail. Si Eveline comprend que vous la croyez perdue, je crains
que ce n'en soit fait d'elle. L'abbé Bredel était
tout tremblant. — Vous n'avez pas
le droit de m'empêcher de sauver cette âme, murmura-t-il. — Pour la sauver,
voulez-vous la tuer ? demanda Marchand ! Ici, un échange
d'invectives entre le prêtre et l'athée. Dialogue admirable de vraisemblance. Le Mari et l'Abbé passeront
outre les avis catégoriques du docteur et la force morale d'Eveline
aux approches de la mort, qui a pourtant accepté les Sacrements, suggère à Robert
cette réflexion : « Eh quoi !
se peut-il que devant la mort l'impie tremble moins que le
fidèle, alors qu'il aurait tant de raisons de s'effrayer davantage ? » Pour Eveline une
existence implacable reprend dès sa guérison, qui n'aura son issue
que dans le trépas d'une femme qui n'aime et n'espère plus rien de
la vie. L'Ecole des Femmes et Robert sont deux livres
importants, désormais, dans l'œuvre d'un Gide. Silences plus lourds
que les pires querelles, rictus plus cruels que les injures, aveux
autrement redoutables que les menaces. Voilà où réside l'âpreté du
drame. Littérature ? diront certains. Pas toujours. |
||||||