Les Lettres [?]


[janvier 1922]

Henriette Charasson

    M. Doumic, désireux de faire connaître la jeune littérature aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes (1), chargea M. Lanson de la leur présenter. Personnellement, je n’ai à formuler contre M. Lanson la moindre objection : j'aime beaucoup son « Histoire de Littérature Française » qui, si elle renferme des erreurs et des sottises, contient de fort bonnes choses. Mais il est évident que ce centenaire (il faut bien qu’il ait au moins cent ans pour qu'un quinquagénaire comme André Gide représente pour lui la jeune littérature) n'était pas qualifié pour ce genre de travail. Aussi la faiblesse et l'incertitude de la pensée, la pauvreté des observations, la platitude de la langue, l’incohérence timide des pronostics se rejoignent-elles en un savoureux mélange. M. Lanson discerne plusieurs directions, mais « sans pouvoir dire laquelle l’emportera, ni s’il y en aura une plus marquée » et sans même les nommer ; il trouve dans les jeunes générations beaucoup de médiocrités et beaucoup de talents, ce qui caractérise vraiment notre époque, n’est-ce pas ? Il découvre qu'il n'y a pas une doctrine qui s'impose, mais que « plaire est le secret des maîtres ». Il prétend, en s'en louant, qu'en France « souvent la critique et la théorie ont précédé la création littéraire », ce qui est faux car c'est toujours des œuvres qu'on a fait découler ensuite les théories, et lorsque le manifeste précéda l'œuvre, ou l'œuvre s'en éloignait innocemment, ou l'œuvre en fut fâcheusement influencée : La Pléiade et Hugo, par exemple, nous en donnent par certains côtés la preuve. Puis, M. Lanson nous développe ce qu'il entend par « chapelle » et qui correspond à ce qu'étaient les cénacles au beau temps du symbolisme, il y a quelque trente ans. Suivant toujours son dada — un vieux dada — M. Lanson croit que bien des jeunes aujourd’hui, comme à cette époque, recherchent surtout « une technique subtile à l'excès et une sensibilité insociablement personnelle ». (Sans doute se croit-il au temps où vivaient Mallarmé et Rimbaud ? M. Lanson nous a d'ailleurs prouvé, au début de son article, quand il dénombrait un peu trop libéralement les écrivains tués à l'ennemi que, comme dit l'autre, « on ne sait ni qui vit ai qui meurt »). Et, sur ce, M. Lanson oppose le Romantisme, en la personne d’Hugo, à cette littérature trop individuelle.

    Il me faudrait plus de place pour étudier une à une les boutades folâtres de M. Lanson, soit qu’il nous apprenne que « l'amateur est la peste de tous les arts », (mais qu'est-ce qu'un amateur en littérature ? Mme de la Fayette, La Rochefoucauld, gens du monde ; Montesquieu, homme de robe ; Stendhal, consul ; Fromentin, peintre, sont-ils des amateurs ?) — soit qu'il nous assure qu’on ne peut être « d'extrême-droite » ou « d'extrême-gauche » sans faire servir « sans scrupules » (fi ! que c’est laid) son talent à la diffusion, de ses doctrines, — soit qu'il découvre avec sérénité qu'il n'y a plus beaucoup d'écrivains « à ne pas pratiquer aujourd'hui la religion de l'art au-dessus de tout » et que « la doctrine de l'art pour l’art n'est plus contestée » (sic) — soit qu'il nous adjure « de ne pas prendre Montmartre au sérieux », ni au « tragique » : « il ne faut pas permettre que Montmartre nous masque, comme à certains étrangers, Paris et la France ». En vérité à quelle époque vivons-nous ? M. Lanson écrit-il cela sérieusement ?

    Mais laissons toutes ces sottises, trop nombreuses pour être toutes relevées, et venons à ce qui sera le cœur de notre question.

    Dans cette langue à la fois molle et universitaire qui lui est propre, M. Lanson écrit : « quels que soient les abus et les erreurs, il semble bien que l’on s'achemine vers une solution juste et large du principe excellent de l'indépendance de l'art. » Vous imaginez-vous vraiment, M. Lanson, que cet « art » puisse s'abstraire des passions ambiantes, du rythme de la vie, de l'influence des mouvements sociaux, de la couleur particulière que revêt chaque époque ? Ne vous rendez-vous pas compte que « l'art pour l'art » c'est une formule creuse et qui n'a jamais correspondu à rien, que l'art ne peut être « indépendant », que la gratuité, comme dirait M. Gide, de l'art, est impossible ? Et si vous aviez pris vraiment la peine de suivre les revues jeunes, de lire les écrivains jeunes, de causer avec des lecteurs jeunes, vous eussiez vu, au contraire, combien les nouvelles générations sont loin de l'état d'esprit de ceux qui rêvaient entre 1885 et 1900 ; et vous auriez compris pourquoi, depuis le coup de massue de la guerre, sont si nombreux les hommes de trente à quarante ans qui se détachent d’un enchanteur comme André Gide, et pourquoi ses fleurs leur paraissent fanées, ses fruits, secs et gâtés, et ses grâces artificielles.

     Ce n'est pas un hasard, ni un mouvement individuel qui portent Henri Massis, en même temps qu'il stigmatise dans la Revue Hebdomadaire l'humanisme inhumain d'un Anatole France (2), à dénoncer, dans un organe comme la Revue Universelle, l'art corrupteur d'un André Gide. Un réquisitoire aussi violent et aussi lucide, Henri Massis ne pouvait le dresser que s'il se sentait d'avance suivi. Aussi bien est-ce M. Gide qui l'y avait provoqué. Il vient, comme on sait, de recueillir, non les pages les plus belles, mais les plus significatives de son œuvre (3), celles qui constituent, — justement parce que l'art le plus gratuit n'est jamais indépendant, M. Lanson ! — sa doctrine. « Parvenu à l'occident d'une vie qui ne sait pas encore où elle va », dit Massis, il veut assurer ses œuvres d'une jeunesse qui le fuit, en se tournant vers « la jeunesse qui les élit en s'y cherchant ».

    Lui, jadis si secret et si rare, il ne se dérobe plus... Il guettait cet instant de ressaisir une influence dont nous avions banni les sortilèges : car sa génération et celle la suivit avaient été sévères pour André Gide ; l'un après l'autre, ses amis, ses disciples (4) s'étaient écartés, les ayant contraints de choisir.

    La grande perversité d'André Gide, c'est qu'il élude sans cesse : « Il influence, il veut influencer, mais il entend que d'autres vivent et jouent pour lui ses idées, risquent le danger de les expérimenter à sa place... Cet antagonisme de l'esthétique et de la morale, toute l'œuvre de Gide le développe avec une insistance dont nous découvrirons le secret. »

    Massis note fort bien les origines puritaines de cet œuvre, perpétuellement en révolte guindée contre elles. Appliqué à ne pas le résoudre, il est obsédé par le problème du bien et du mal, par la notion du péché. Ses premiers livres sont des manières de « petits traités moraux d'une perversité très méditée », et c'est dans son inquiétude qu'il trouve consciemment son ravissement.

     M. Lanson s'est trompé à l'apparence classique de l'art d'un Gide, et la forme (là-dessus, d'ailleurs, un Henri Béraud dira son mot) lui voile le fond. Massis démêle fort bien que la pensée d'André Gide tend à l'anarchie et qu'il ne la ramène vers l'ordre « que par un effort de sa raison pour en faire œuvre d'art. Et c'est à cela que nous devons cet anarchisme guindé, contraint, ce puritanisme esthétique jeté sur un fond inavouable » :

    Ce fond insoumis et pervers, plein de choses effrayantes dont il remue le vase, voilà proprement son domaine. Le spécial, l'étrange seul l’intéresse. Il se plaît à l’anormal, aux régions inexplorées, marécageuses, riches en danger neuf.

    Un de ses héros prônera que le mal peut être aussi désintéressé, aussi gratuit que le bien et qu'on le fait par luxe, par besoin de dépense, par jeu.

    Cette dangereuse curiosité de soi, c'est le principe de l'éthique d'André Gide, comme ce goût du pervers, celui de son esthétique (...) André Gide, pour qui l’art est la seule contrainte acceptable et devant quoi toute morale doit fléchir, lui donne pour fondement : la sincérité individuelle :

    « Je hais, dit-il, tous ces gens à principe (...) car ils ne font jamais que ce que leurs principes ont décrété qu’il fallait faire (...) La nécessité de l'option me fut toujours intolérable, choisir m'apparaissait non tant élire que repousser ce que je n'élisais point ». Que tout ce qui peut être soit, voilà l'unique règle.

    (...) Qu'est-ce donc que la sincérité pour un Gide ? Être sincère, c'est avoir toutes les pensées, c'est leur accorder le droit d'être, pour cela seul qu'on les trouve en soi, car « rien de ce qui est en nous ne doit être différé » (…) Mais il va plus loin encore. Il assure que seules les régions basses, non nettoyées offrent à l'artiste d'ineffables ressources (…) M. André Gide est de ceux qui refusent la vérité par crainte de s'appauvrir ; il croit l'erreur plus féconde que le vrai ; parce que le vrai est un et que l'erreur est innombrable.

    C'est le propre du dilettantisme, mais le dilettante ordinairement ne se soucie pas de l'action, tandis que Gide tient à pousser les autres à l'action : de son incapacité à étreindre, à posséder, son âme, loin d'en souffrir, se tient tout à la fois « séduite et refusée ». « Donner le branle lui suffit », fait observer Massis, qui relève cet aveu : « J'aime mieux faire agir que d'agir ».

    Jamais l'immoralisme n'avait osé de plus cynique confidence (...) Éveiller le trouble qu'une âme portait en elle, lui en faire prendre conscience en se prêtant à demi, puis fuir dès qu’elle le presse, voilà tout l’enseignement d'André Gide, ce qu'il appelle son influence. André Gide est essentiellement l'homme qui se refuse. Toute affirmation le gêne, le brutalise en ce qu'elle oblige à prendre parti, ce qui est encore se livrer (...) Tant qu’il y a crise, André Gide sollicite la confidence et s'y prête, mais on le voit railler, s'éloigner plein d'ironie quand l’affirmation se lève dans sa force vierge. (...) Ce qui l’entraîne vers le monde, ce n'est que son désir, et non pas désir de progresser, mais rien qu'élancement de sa sensibilité inquiète, brisée, vraie sensibilité de même.

    Massis n'a pas tort de regarder comme une cinglante critique la louange que M. Jacques Rivière adressait jadis à André Gide : « Cette âme est détachée, elle ne se fixe en aucune possession. Elle donne son adhésion comme un baiser ; aussitôt elle la retire ». Mais voici qu'aujourd’hui un autre ami d'André Gide se lève pour le défendre (5), le romancier subtil et fort d'Un Homme heureux, le dramaturge vif et profond des Fils Louverné, et qui heureusement n'est plus disciple de Gide que par la contrainte de son art sûr et dominé. Mais que nous dit M. Jean Schlumberger qui ne vienne corroborer les mordantes observations de Massis ? Si Gide déclare qu'entre la Normandie et le Midi (pays de ses ancêtres) il ne saurait choisir, s'il écrit un jour à Barrès : « Votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire », n'est-ce pas ce que précisément Massis. lui reproche ? M. Schlumberger dit, de Gide : « Il ne souhaite pas faire céder mais faire réagir. » Mais réagir, en quel sens ? tout est là. Tout l'article de M. Schlumberger donne raison à Massis. N'écrit-il pas :

    L'influence à laquelle Gide peut prétendre ressemble à ce qu'en électricité on nomme, si je ne me trompe, courants d'induction. S'il voulait figurer les forces auxquelles il fait appel, il les représenterait sans doute par des parallèles plus que par des lignes convergentes. De là son extrême répugnance, dans ses œuvres proprement dites, à démontrer ou à prendre parti.

    M. Schlumberger nous parle de la prudence esthétique de Gide : est-ce prudence qu’il faut dire ou lâcheté ? du relativisme de sa pensée, de ses antinomies. Et nous aurions tort, au lendemain de la guerre, de lui reprocher, sous sa mesure extérieure, son anarchie intérieure, quand nous lisons ces phrases de ceux qui le défendent ?

    Comme chez tous ceux pour qui les individus ont plus d'existence que les sociétés, répulsion à détruire quoi que ce soit, effort pour intégrer dans les chœurs les voix discordantes, sympathies pour toutes les forces, nous fussent-elles hostiles, qui balaieront la matière morte.

    Et si elles balaient aussi la matière vivante ? C'est bien toujours ce goût immoral du risque pour les autres. Jean Schlumberger nous dit que la curiosité est une des formes du courage : à condition que le courage n'ait pas que cette forme ; pour lui « c’est une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté » que de priser en tout caractère et en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, « ce par quoi elle diffère et se refuse, plus encore que ce qu'elle a de général et de conciliant » :

    « Ne voulant rien affaiblir et rien abandonner [c'est bien ce que nous lui reprochons !] il se condamnait à vivre au point où les deux tendances se heurtent, à devenir lui-même un des lieux où le drame se joue entre elles.

    Mais il n'y a point drame chez André Gide, puisqu'au contraire, il n'en souffre pas mais en jouit. Son défenseur avoue que son œuvre « n'est pas d'un esprit tourmenté », en effet, les autres seuls courent les risques. C'est surtout l'œuvre d'un esprit sec. Quant à la fantaisie que lui découvre M. Schlumberger, c'est une fantaisie lourdaude de pasteur émancipé :

    Tant de liberté ne lui est permise que parce que son art lui fournit un centre de gravité, une certitude, une conscience sereine.

    C’est dire que M. Gide se repose du fond sur la forme ! M Schlumberger écrit qu’« un écrivain n'est corrupteur que s'il fleurit fallacieusement le chemin défendu, s'il en dissimule les fondrières et l'aboutissement », et que « c'est ce qu'on ne peut reprocher à Gide ». Mais c'est justement, nous qui l'avons aimé, ce que nous lui reprochons. L'apparence classique d'une partie de son art nous en voilait le sens ; mais, lorsqu’on en vient au cœur, cet œuvre n'est qu'une belle noix, presque creuse, où l'on ne trouve, du fruit, que cette poudre noire qu’ont laissée les vers.
Massis est bien en droit de conclure, dans son réquisitoire :

    Gide ne sait que la feinte, et le classicisme n'est chez lui qu'une méthode retorse, une hypocrisie volontaire et raffinée, le masque où il s’abrite. Ce classicisme, dont il affirme qu'il est aujourd'hui « le meilleur représentant », lui sert à rendre son accès plus difficile, à mieux dissimuler (…) L'art classique exige, en effet, cette collaboration du lecteur où M. Gide trouve ses plus secrètes délices. (...) Il nous entoure, nous accule, et nous contraint peu à peu à nous avouer pareils à lui-même, par toute la sympathie, par la subtile « connivence » qu'il faut lui consentir pour le rejoindre et nous perdre à sa suite.

    Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur cet art d'André Gide, dont tant de grâces artificielles montrent maintenant, au grand jour où nous les regardons, leurs oripeaux. M. Henri Béraud n'hésite pas (6) à lui attribuer : « défaut d'imagination, dédain de la vie, absence de sensibilité ! » Il s’étonne que ce « Nîmois helvétique » ait été appelé « le Barrès protestant », et il lui reproche autant

    le caractère laborieux et quasi provincial de ses travaux que... son aversion pour un art fait de grâce déployée, d'agréable paganisme, de vérité humaine, de passion, de gaieté, de colère ou de primesaut.

    Indiffèrent aux influences morales, M. Béraud ne prononcerait pas les anathèmes de Massis, car il ne se place qu'au point de vue littéraire, et pour lui Gide « n’eut d’autre malice que d’attribuer à son défaut de sensibilité le caractère d’un don » :

    Il n'est pas le premier, certes, à nier faute d’odorat le parfum de la rose. Mais il eut la chance de venir en un temps où chacun peut vanter ses infirmités comme autant de mérites. Il se trouve, d'ailleurs, toujours des gens pour appeler « art volontaire » un labeur sans effusion.

    Puis, collectionnant les lourdeurs prétentieuses et les maladresses de style d'André Gide, M. Béraud termine :

    Passe pour les fautes de langue. Les cuistres seuls n'en font point. Mais que dire de ce style méthodiquement « accrocheur », de ces mots toujours employés selon la quatrième ou la cinquième acception de Littré, de ces jeux de syntaxe équivoque, et qui, même chez un sûr écrivain, nous seraient insupportables ?

    Après cela, on sera vraiment surpris de voir un François Mauriac, écrivain catholique et romancier de valeur, prendre la défense d’André Gide contre Massis. (7) Quand il prétend qu’« asservie à une fin morale, sa langue serait peut-être moins pure », nous sourions au souvenir des exemples cités par Henri Béraud, et nous nous demandons si les « fins morales » de l'œuvre d'un Bossuet amoindrissent sa langue. Quand il nous assure que « cet art exquis vaut par son désintéressement », ce n’est là qu'une phrase creuse, car, pour avoir choisi, l'art d'un Louis Le Cardonnel ou de l’auteur d’Esther n'est pas moins fin. Quand il veut que les « créateurs catholiques » reconnaissent dans les oscillations gidiennes, si complaisantes, « le grand débat qui les déchire », [eux, les catholiques], nous lui rappellerons que M. Schlumberger lui-même ne reconnaît point à la délectation, pas très morose, de Gide, le caractère « d'un esprit tourmenté ». Quand il ne croit pas que « si l’on n’est pas catholique, on puisse aimer le peuple » d'une autre façon que M. Gide aime Nathanaël, Ménalque et consorts, il nous oblige à lui rappeler les généreux élans qui poussaient vers le peuple, environ 1900, les Péguy, les Halévy, les Maritain, les Ernest Psichari, qui n'obéissaient pas aux mêmes mobiles. Quand il nous dit, à propos d'André Gide, que « tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la Grâce », nous répondrons que l'auteur de la Symphonie Pastorale, du Prométhée, des Nourritures terrestres, de l’Immoraliste, de Paludes, et même de la Porte Étroite, est un acteur qui nous trouble et ne nous éclaire pas. S'il allègue qu'un livre de Gide est une leçon de renoncement, « renoncement formel mais qui intéresse aussi le cœur », nous nions que le cœur soit intéressé ; quand il nous dit d'apprendre de Gide « le refus des succès faciles », nous nous demandons si ces succès faciles Gide les aurait eus et s'il n'a pas couru les seuls qu'il pouvait atteindre.

    Enfin, quand Massis, dans sa généreuse indignation, caractérise cette « conscience dans le mal » et cette « volonté de perdition », par le mot — peut-être excessif — de démoniaque, ce n'est pas à un écrivain catholique de protester en faveur de celui qui, (dit Mauriac lui-même) :

pousse le goût de la conversion jusqu'à se convertir chaque jour à une vérité différente.

    Hélas ! que nous fait, François Mauriac, ce jour où vous entendîtes Gide « défendre le Christ contre Valéry avec une étrange passion » ? Qu'est-ce que des mots, que les actes ne confirment pas ? « Défend-on » le Christ autrement que par un amour effectif, vivant, agissant, et, devant certaines paroles, le silence n'est-il pas la seule réponse digne ? Et ne savons-nous pas qu'André Gide « aime surtout à contredire ? » Et M. Schlumberger n'a-t-il pas écrit, gaiement : « On a traité Gide d'hérésiarque, mais il aurait tout aussi bien inventé l'Église, si les hérésies avaient manqué de contrepoids ». C'est cela qui est démoniaque, ce jeu dans les choses les plus hautes, et surtout pour nous qui savons que c'est les souffrances d'un Dieu qui équilibrent ces plaisanteries intellectuelles.
François Mauriac, nous aimons votre fin, votre dangereux talent de romancier, que relève justement la science et la douleur du bien et du mal ; mais en vous le critique erre. C'est Massis qui a raison : « Il n'y a pas d’œuvres d'art purement gratuites, car l'art n'a aucun droit sur le bien final de la vie humaine ». Et, avant de se tourner vers la mort, Alain-Fournier avait aussi raison d'écrire à Massis :

    Que nous veulent ces gens qui mettent leur vertu à tout chérir en eux ? Il n'y a d'homme que celui qui choisit, qui décide de son choix, fût-ce arbitrairement, fût-ce injustement. On ne fait quelque chose de valable et de bon qu’à ce prix, en traçant, brutalement au besoin, une allée bien droite dans le jardin des hésitations.

(1) 1er décembre.
(2) 15 novembre.
(3) Ce sont exactement les termes qu'emploie son admirateur, M. Schlumberger, dans l'article où il essaie de parer à l'offensive de Massis.
(4) Pas tous, pourtant.
(5) Nouvelle Revue Française (1er janvier).
(6) Cahiers d’Aujourd'hui (septembre).
(7) L’Université de Paris (25 décembre).

    Post-Scriptum — Il m'arrive, tandis que je corrige ces épreuves, une revue de jeunes, Aventure (décembre) où l’un des adolescents qui se disent parmi les admirateurs de Gide, nous entretient avec esprit de cet écrivain. L'attitude observée, les termes employés ici, vis-à-vis d'un chef d'école qui a dépassé la cinquantaine, sont bien significatifs ; écoutons donc Marcel Arland :
     « ...On l'a appelé démoniaque. Ce qui fera vendre ses livres. Ni si haut, ni si bas. D'avoir rassemblé les fuyantes images qu'il donna de lui, il paraît un peu nu. La nudité ne convient pas à Gide. C'est l'homme qui craint de se regarder dans une glace.
     « (...) Nous l'aimons beaucoup et un peu plus. Mais en lui n'avons nulle confiance. (...) Notre tendre affection à son égard ne l'est peut-être que pour son relent de scandale. Cher aîné qui nous enseigna des cabarets louches et d'équivoques satisfactions. »
    M. Marcel Arland prévoit le soir où ses amis et lui seront « lassés » par les « pathétiques irrésolutions, les petits vices effarouchés » de Gide, qu'ils accusent gaiement « de pornographie, d'immoralité, de plagiats de Wilde, et d'être le directeur effectif de la Nouvelle Revue Française ». M. Arland constate que Gide ne fut jamais « qu'égoïsme et littérature », qu'il ignore « la chaude beauté de la vie », qu'il se plaît « aux idées plus qu'aux sentiments, — plus qu'aux idées, à leurs reflets ». Que croyez-vous donc qu'à trente ans penseront d'André Gide, M. Arland et ses amis ? La cause déjà est entendue.
H. C.