L’étude brève et pleine que Henri Massis
propose à nos réflexions dans la Revue Universelle du
15 novembre est d'une importance singulière, disons même
d'une singulière gravité. Il s'agit de l'ascendant que
voudrait prendre M. André Gide sur les jeunes gens d'aujourd'hui,
moins protégés que leurs aînés d'avant-guerre
contre le séduisant immoraliste.
L'art très classique de M. Gide risque d'attirer tous ceux
qui répugnent à l'hypertrophie littéraire : cet
homme d'un goût pur et discret, se diront-ils, doit penser fermement.
La curiosité avec laquelle M. Gide tourne autour des questions
de morale et de théologie plaira aux âmes sérieuses
quoique neuves qui entendent vivre et non jouer à vivre. Mais
à ceux-là et à celles-ci trouvons-nous les qualités
qu'il faudrait pour découvrir sous le métier de l'écrivain
et sous certaines mœurs héritées de la Réforme
le génie même du désarroi ? Tout l'art et toutes
les pentes apparemment religieuses de M. Gide mènent aux abîmes.
Je sais qu'il ne prétend que les signaler ; en fait il nous
y pousse insensiblement par mille détours étranges.
La jeunesse cultivée d'avant-guerre s'en était aperçu.
C'est que la formation de cette jeunesse, sa conscience des réalités,
son intelligence du présent la disposaient aux justes critiques.
Or elle a quasi disparu, et ceux qui la représentent encore
sont bien rares, trop rares pour faire figure de génération
active. Les jeunes qui succèdent (nombre de catholiques mis
à part) restent fort au-dessous de leurs aînés
en culture, en clairvoyance, en décision. La plupart d'entre
eux sont comme on l'a écrit, « des mécaniciens
habillés en bourgeois », fort capables de se débrouiller
en cas de panne, mais qui ne voient goutte aux effets ni aux causes
des passions humaines. Il y a pourtant là beaucoup de générosité
qui mériterait de bons guides et des directions sûres.
Or il est certain que nul guide n'est moins sûr que M. Gide
et que nulle direction n'est pire que la sienne ; si l'on peut ici
parler de direction : car il ne dirige pas, celui-là qui veut
que ses ouailles n'adhèrent à rien et ne possèdent
rien; celui-là qui oriente l'âme vers la mort, au sens
théologique du mot.
Néanmoins M. Gide entend que les jeunes reçoivent son
influence : il publie un recueil de morceaux extraits de ses œuvres,
et diligemment choisis parmi les plus délétères.
Il se flatte d'éveiller maint esprit à l'inquiétude,
pour l'y laisser ensuite se désespérer ou se morfondre.
Car il ne trouble d'abord ses disciples que pour les abandonner :
il est « l'homme qui se refuse ».
Massis ne trouve « qu'un mot pour définir un tel homme,
mot réservé et dont l’usage est rare, car la conscience
dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes
: c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas de ce Satanisme
verbal, littéraire, de cette affectation de vice qui fut de
mode il y a quelque trente ans : mais d'une âme affreusement
lucide dont tout l’art s'applique à corrompre... M. Gide...
croit sortir personnellement intact de l'aventure en affirmant que
l'art est libre dans son domaine, en se dérobant derrière
cette gratuité de l'art. Il n'y a pas d'œuvres d'art purement
gratuites, car l'art n'a aucun droit sur le bien final de la vie humaine
».
On ne saurait mieux parler, ni plus fortement. La vertu d'art tend à rapprocher l'homme de l'Être parfait d'où nous
sommes issus, auquel nous sommes ordonnés. Dans l'œuvre séduisante
qui nous en détourne, je ne vois point d'art, mais illusion
et trompe-l’œil. Le talent qui s'y manifeste peut être techniquement
profitable aux artisans et apprentis : j'admets qu'on l'utilise en
des groupes restreints, avertis et judicieux. Mais s'il se produit
hors de ces groupes, n'hésitons pas à donner l'alarme.
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