La Revue des Jeunes

10 décembre [1921]

René Salomé

     L’étude brève et pleine que Henri Massis propose à nos réflexions dans la Revue Universelle du 15 novembre est d'une importance singulière, disons même d'une singulière gravité. Il s'agit de l'ascendant que voudrait prendre M. André Gide sur les jeunes gens d'aujourd'hui, moins protégés que leurs aînés d'avant-guerre contre le séduisant immoraliste.


      L'art très classique de M. Gide risque d'attirer tous ceux qui répugnent à l'hypertrophie littéraire : cet homme d'un goût pur et discret, se diront-ils, doit penser fermement. La curiosité avec laquelle M. Gide tourne autour des questions de morale et de théologie plaira aux âmes sérieuses quoique neuves qui entendent vivre et non jouer à vivre. Mais à ceux-là et à celles-ci trouvons-nous les qualités qu'il faudrait pour découvrir sous le métier de l'écrivain et sous certaines mœurs héritées de la Réforme le génie même du désarroi ? Tout l'art et toutes les pentes apparemment religieuses de M. Gide mènent aux abîmes. Je sais qu'il ne prétend que les signaler ; en fait il nous y pousse insensiblement par mille détours étranges. La jeunesse cultivée d'avant-guerre s'en était aperçu. C'est que la formation de cette jeunesse, sa conscience des réalités, son intelligence du présent la disposaient aux justes critiques. Or elle a quasi disparu, et ceux qui la représentent encore sont bien rares, trop rares pour faire figure de génération active. Les jeunes qui succèdent (nombre de catholiques mis à part) restent fort au-dessous de leurs aînés en culture, en clairvoyance, en décision. La plupart d'entre eux sont comme on l'a écrit, « des mécaniciens habillés en bourgeois », fort capables de se débrouiller en cas de panne, mais qui ne voient goutte aux effets ni aux causes des passions humaines. Il y a pourtant là beaucoup de générosité qui mériterait de bons guides et des directions sûres. Or il est certain que nul guide n'est moins sûr que M. Gide et que nulle direction n'est pire que la sienne ; si l'on peut ici parler de direction : car il ne dirige pas, celui-là qui veut que ses ouailles n'adhèrent à rien et ne possèdent rien; celui-là qui oriente l'âme vers la mort, au sens théologique du mot.


      Néanmoins M. Gide entend que les jeunes reçoivent son influence : il publie un recueil de morceaux extraits de ses œuvres, et diligemment choisis parmi les plus délétères. Il se flatte d'éveiller maint esprit à l'inquiétude, pour l'y laisser ensuite se désespérer ou se morfondre. Car il ne trouble d'abord ses disciples que pour les abandonner : il est « l'homme qui se refuse ».
Massis ne trouve « qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l’usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas de ce Satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice qui fut de mode il y a quelque trente ans : mais d'une âme affreusement lucide dont tout l’art s'applique à corrompre... M. Gide... croit sortir personnellement intact de l'aventure en affirmant que l'art est libre dans son domaine, en se dérobant derrière cette gratuité de l'art. Il n'y a pas d'œuvres d'art purement gratuites, car l'art n'a aucun droit sur le bien final de la vie humaine ».
On ne saurait mieux parler, ni plus fortement. La vertu d'art tend à rapprocher l'homme de l'Être parfait d'où nous sommes issus, auquel nous sommes ordonnés. Dans l'œuvre séduisante qui nous en détourne, je ne vois point d'art, mais illusion et trompe-l’œil. Le talent qui s'y manifeste peut être techniquement profitable aux artisans et apprentis : j'admets qu'on l'utilise en des groupes restreints, avertis et judicieux. Mais s'il se produit hors de ces groupes, n'hésitons pas à donner l'alarme.