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M. André Gide vient
de réunir en volume
(Ed. de la Nouvelle Revue Française) un certain nombre de
pages choisies parmi les plus caractéristiques de son œuvre.
On lui a souvent reproché, même parmi ses amis, de
se dérober,
de n’avoir pas d’opinion déterminée, de se retirer,
non pas derrière un scepticisme tranquille ou ironique, mais
un inquiétant détachement de toutes choses. Ce livre
répond à ce reproche, et contient les morceaux les
plus significatifs du maître écrivain, d’après
lesquels il sera aisé de comprendre mieux sa psychologie.
C’est
avec une certaine émotion que j’ai vu, ramassé
dans ces pages serrées, l’ensemble de cette pensée
qui exerce sur beaucoup tant d’influence, et sur moi-même.
Avant tout, André Gide est une individualité. Par ce
mot, j’entends beaucoup de choses : ce qui fait la valeur de l’individualité
c’est elle-même, en entier, et non pas telle partie plus intéressante
; que les défauts, les vices mêmes, participent étroitement
à l’harmonie générale et deviennent des éléments
de beauté ; que toute circonstance soit pour elle occasion
de se manifester ; que rien au monde ne puisse en modifier le cours
naturel ; enfin que son œuvre soit liée étroitement
à sa vie, de façon que cette dernière soit une
dépendance de la première, que l’éthique soit
soumise à l’esthétique.
C’est ainsi qu’André Gide s’impose, même à ses
ennemis ; que, malgré la fureur éprouvée par
certains devant ce qu’ils appellent son dilettantisme, que leur défaillante
imagination ne peut concevoir, il oblige quiconque prétend
penser à suivre son chemin, pendant un plus ou moins long temps,
et de s’y fortifier, ou de s’y désespérer, ou bien de
s’y convaincre de sa médiocrité.
Le propre de la plupart des artistes et des écrivains est qu’ils
sont des entreteneurs d’illusions. Par leur talent, par l’importance
qu’ils donnent à certains de nos actes, par leur habilité à créer des circonstances et une atmosphère qui
soulignent les qualités ou les défauts de leurs personnages
et en font de véritables héros, ils continuent de tromper
l’homme sur lui-même, en lui faisant oublier certaines réalités,
ou, ce qui est plus grave, en le flattant. Les grands problèmes
sociaux, les questions brûlantes de psychologie, les défenses
de thèses ou d’idées, tout ce qui se réclame
de la raison, contribuent à entretenir cette méconnaissance
où nous sommes de nous-même, en accordant une importance
considérable à ce qui n’est que du détail, le
principal étant, ou qui devrait être, la parfaite connaissance
de soi, avec une organisation de vie en rapport. Il semble bien que
là seulement réside un intérêt profond
en même temps qu’une joie subtile, faite du sentiment qu’on
a des progrès accomplis, et que de là seulement on peut
tirer un certain orgueil. Le reste n’est que littérature.
Ce que nous sommes, ce dont nous sommes capables, a été
montré par Montaigne et par Pascal, plus que par n’importe
quel philosophe de l’antiquité. Montaigne, par son habilité à prouver combien sont vraies deux choses opposées,
en a retiré un scepticisme qui doit être la base du jugement
de l’homme raisonnable. On peut reprocher à ce scepticisme
de n’être pas amer et de trouver sa satisfaction en lui-même.
Peut-être est-ce là une marque supérieure de génie.
Je ne le sais, mais je ne le crois pas. Le scepticisme de Pascal est
tout autre. Alors que celui de Montaigne s’étend immensément,
atteint des régions insoupçonnées, va en surface,
celui de Pascal creuse, va en profondeur. Il est inquiet, douloureux.
Au lieu d’être [deux mots illisibles], il est une base, un point
de départ. [Il sert à pénétrer Pascal
et nous-mêmes de la validité de notre raison, de l’apparence
fuyante des choses, et surtout il sert à lui donner le besoin
d’une stabilité, d’une raison de vivre, d’un bonheur.] Pascal
est plus individualiste que Montaigne. Ah ! il y a une volupté
presque douloureuse à étreindre cette pensée
frémissante, à la suivre dans cette recherche acharnée
d’une foi, dans ses efforts surhumains pour se persuader, dans ses
retours au scepticisme, et dans son élaboration prestigieuse
d’un sens génial de la vie. Mais cela devient plus un poème
qu’une philosophie ; certes, un poème unique, mais un poème,
un chant individuel, devant quoi nous pouvons rester différent.
Il y a entre Pascal et André Gide une telle similitude qu’en
lisant les Cahiers d’André Walter, Paludes, les Nourritures
terrestres, l’Immoraliste, je me reporte malgré moi aux Pensées.
Sans y être parvenu par un travail rigoureux à dessein,
comme Pascal, André Gide part du même scepticisme, moins
marqué peut-être dans son œuvre, mais qu’on sent angoissé,
désespéré, torturant. André Gide, de plus,
a toute l’amertume que donne la quotidienneté de la vie, le
poids formidable de nos actes infiniment répétés.
Cela est si aigu en lui, l’horreur de cette banalité, que je
me demande parfois si ce n’est pas là qu’on peut trouver la
cause de cette admirable recherche de soi-même, qui fait la
grandeur de l’œuvre d’André Gide.
Pascal a trouvé — pour lui, ce qui donne ce caractère
de poème à ses Pensées — un sens de la vie dans
la foi. André Gide a perdu cette foi. Parti de la religion
protestante (où Pascal se hâtait d’aller inconsciemment,
à travers le jansénisme), Gide, sans trouver à
aucun moment le repos qu’il cherche, s’efforce de se connaître.
Ce qu’il est, ce dont il est capable, il le sait. Mais, découvrant
sans cesse de nouvelles choses en lui, de nouvelles sensations, de
nouvelles pensées, de nouvelles dispositions, il attend encore
avant de se résigner à ne plus attendre et à
se dire qu’il se connaît parfaitement. Il accumule les richesses
les plus étonnantes, et se sent encore trop pauvre. Et, drame
poignant, il sent s’accroître cette pauvreté en s’augmentant
sa richesse, car ce qu’il soupçonne d’irréalisé,
de possible, d’inassouvi, dépasse ce qu’il pourrait absorber
en lui. « Oh ! si le temps pouvait remonter vers sa source,
et si le passé revenir. Nathanaël, je voudrais t’emmener
avec moi vers ces heures amoureuses de ma jeunesse, où la vie
coulait en moi comme du miel. D’avoir goûté tant de bonheur,
l’âme sera-t-elle jamais consolé ? » L’explication
de cette angoisse est dans le refus de Gide à choisir déjà
un sens précis à sa vie. Je ne sais si tout le monde
peut imaginer ceci, qui me paraît étonnant : alors que
chacun se trace une route, marche en son chemin, en convenant de ses
défauts, mais en aimant ses charmes, André Gide n’a
jamais choisi. Il est resté tel qu’en sa jeunesse, appelant,
désirant de toutes ses forces ; et tout ce qui vient à
flots à la jeunesse, sensations et idées les plus diverses
et les plus riches, tout ce qui se tarit brusquement, ce capital qui
cesse de s’accroître pour se dépenser, sitôt que
le choix est fait, a continué à venir à lui.
Il est resté au centre de cet univers, et son évolution
d’homme s’accomplissant, tout s’est subtilisé, a pris des tonalités
plus graves, est devenu plus profond, plus émouvant, plus
triste.
Il faut comprendre Gide. Il ne s’agit pas de l’imiter, ce serait
prétention
ridicule ; mais il faut s’abreuver à cette rare source ; il
faut l’admirer comme un exemple unique de ce que peut l’intelligence
et la sensibilité de l’homme ; il faut le comprendre, sinon
l’aimer, ou bien on risque de devenir grotesque comme M. Henri Massis
qui considère Gide comme un diable. Quant à ceux, dont
je suis, qui l’aiment, on ne saurait imaginer la joie qu’il leur procure.[une
phrase illisible] De son œuvre passée, les enseignements viennent
en foule, et surtout l’art s’en élève avec une pureté,
une simplicité de lignes qui tiennent du prodige.
Je n’ai écrit là qu’une faible partie des réflexions
qu’on pourrait écrire ; je n’ai parlé que d’un côté
de l’œuvre de Gide. Rien ne saurait remplacer la lecture de ses livres,
et, dans ses Morceaux choisis, rien ne peut donner une idée
plus exacte de Gide que Le Retour de l’Enfant prodigue, une des pages
les plus sublimes de la littérature contemporaine.
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