Le Radical


3 décembre 1921

Louis-Raymond Lefèvre

 

    M. André Gide vient de réunir en volume (Ed. de la Nouvelle Revue Française) un certain nombre de pages choisies parmi les plus caractéristiques de son œuvre. On lui a souvent reproché, même parmi ses amis, de se dérober, de n’avoir pas d’opinion déterminée, de se retirer, non pas derrière un scepticisme tranquille ou ironique, mais un inquiétant détachement de toutes choses. Ce livre répond à ce reproche, et contient les morceaux les plus significatifs du maître écrivain, d’après lesquels il sera aisé de comprendre mieux sa psychologie.

    C’est avec une certaine émotion que j’ai vu, ramassé dans ces pages serrées, l’ensemble de cette pensée qui exerce sur beaucoup tant d’influence, et sur moi-même.

    Avant tout, André Gide est une individualité. Par ce mot, j’entends beaucoup de choses : ce qui fait la valeur de l’individualité c’est elle-même, en entier, et non pas telle partie plus intéressante ; que les défauts, les vices mêmes, participent étroitement à l’harmonie générale et deviennent des éléments de beauté ; que toute circonstance soit pour elle occasion de se manifester ; que rien au monde ne puisse en modifier le cours naturel ; enfin que son œuvre soit liée étroitement à sa vie, de façon que cette dernière soit une dépendance de la première, que l’éthique soit soumise à l’esthétique.

     C’est ainsi qu’André Gide s’impose, même à ses ennemis ; que, malgré la fureur éprouvée par certains devant ce qu’ils appellent son dilettantisme, que leur défaillante imagination ne peut concevoir, il oblige quiconque prétend penser à suivre son chemin, pendant un plus ou moins long temps, et de s’y fortifier, ou de s’y désespérer, ou bien de s’y convaincre de sa médiocrité.


     Le propre de la plupart des artistes et des écrivains est qu’ils sont des entreteneurs d’illusions. Par leur talent, par l’importance qu’ils donnent à certains de nos actes, par leur habilité à créer des circonstances et une atmosphère qui soulignent les qualités ou les défauts de leurs personnages et en font de véritables héros, ils continuent de tromper l’homme sur lui-même, en lui faisant oublier certaines réalités, ou, ce qui est plus grave, en le flattant. Les grands problèmes sociaux, les questions brûlantes de psychologie, les défenses de thèses ou d’idées, tout ce qui se réclame de la raison, contribuent à entretenir cette méconnaissance où nous sommes de nous-même, en accordant une importance considérable à ce qui n’est que du détail, le principal étant, ou qui devrait être, la parfaite connaissance de soi, avec une organisation de vie en rapport. Il semble bien que là seulement réside un intérêt profond en même temps qu’une joie subtile, faite du sentiment qu’on a des progrès accomplis, et que de là seulement on peut tirer un certain orgueil. Le reste n’est que littérature.


    Ce que nous sommes, ce dont nous sommes capables, a été montré par Montaigne et par Pascal, plus que par n’importe quel philosophe de l’antiquité. Montaigne, par son habilité à prouver combien sont vraies deux choses opposées, en a retiré un scepticisme qui doit être la base du jugement de l’homme raisonnable. On peut reprocher à ce scepticisme de n’être pas amer et de trouver sa satisfaction en lui-même. Peut-être est-ce là une marque supérieure de génie. Je ne le sais, mais je ne le crois pas. Le scepticisme de Pascal est tout autre. Alors que celui de Montaigne s’étend immensément, atteint des régions insoupçonnées, va en surface, celui de Pascal creuse, va en profondeur. Il est inquiet, douloureux. Au lieu d’être [deux mots illisibles], il est une base, un point de départ. [Il sert à pénétrer Pascal et nous-mêmes de la validité de notre raison, de l’apparence fuyante des choses, et surtout il sert à lui donner le besoin d’une stabilité, d’une raison de vivre, d’un bonheur.] Pascal est plus individualiste que Montaigne. Ah ! il y a une volupté presque douloureuse à étreindre cette pensée frémissante, à la suivre dans cette recherche acharnée d’une foi, dans ses efforts surhumains pour se persuader, dans ses retours au scepticisme, et dans son élaboration prestigieuse d’un sens génial de la vie. Mais cela devient plus un poème qu’une philosophie ; certes, un poème unique, mais un poème, un chant individuel, devant quoi nous pouvons rester différent.


     Il y a entre Pascal et André Gide une telle similitude qu’en lisant les Cahiers d’André Walter, Paludes, les Nourritures terrestres, l’Immoraliste, je me reporte malgré moi aux Pensées. Sans y être parvenu par un travail rigoureux à dessein, comme Pascal, André Gide part du même scepticisme, moins marqué peut-être dans son œuvre, mais qu’on sent angoissé, désespéré, torturant. André Gide, de plus, a toute l’amertume que donne la quotidienneté de la vie, le poids formidable de nos actes infiniment répétés. Cela est si aigu en lui, l’horreur de cette banalité, que je me demande parfois si ce n’est pas là qu’on peut trouver la cause de cette admirable recherche de soi-même, qui fait la grandeur de l’œuvre d’André Gide.


    Pascal a trouvé — pour lui, ce qui donne ce caractère de poème à ses Pensées — un sens de la vie dans la foi. André Gide a perdu cette foi. Parti de la religion protestante (où Pascal se hâtait d’aller inconsciemment, à travers le jansénisme), Gide, sans trouver à aucun moment le repos qu’il cherche, s’efforce de se connaître. Ce qu’il est, ce dont il est capable, il le sait. Mais, découvrant sans cesse de nouvelles choses en lui, de nouvelles sensations, de nouvelles pensées, de nouvelles dispositions, il attend encore avant de se résigner à ne plus attendre et à se dire qu’il se connaît parfaitement. Il accumule les richesses les plus étonnantes, et se sent encore trop pauvre. Et, drame poignant, il sent s’accroître cette pauvreté en s’augmentant sa richesse, car ce qu’il soupçonne d’irréalisé, de possible, d’inassouvi, dépasse ce qu’il pourrait absorber en lui. « Oh ! si le temps pouvait remonter vers sa source, et si le passé revenir. Nathanaël, je voudrais t’emmener avec moi vers ces heures amoureuses de ma jeunesse, où la vie coulait en moi comme du miel. D’avoir goûté tant de bonheur, l’âme sera-t-elle jamais consolé ? » L’explication de cette angoisse est dans le refus de Gide à choisir déjà un sens précis à sa vie. Je ne sais si tout le monde peut imaginer ceci, qui me paraît étonnant : alors que chacun se trace une route, marche en son chemin, en convenant de ses défauts, mais en aimant ses charmes, André Gide n’a jamais choisi. Il est resté tel qu’en sa jeunesse, appelant, désirant de toutes ses forces ; et tout ce qui vient à flots à la jeunesse, sensations et idées les plus diverses et les plus riches, tout ce qui se tarit brusquement, ce capital qui cesse de s’accroître pour se dépenser, sitôt que le choix est fait, a continué à venir à lui. Il est resté au centre de cet univers, et son évolution d’homme s’accomplissant, tout s’est subtilisé, a pris des tonalités plus graves, est devenu plus profond, plus émouvant, plus triste.


     Il faut comprendre Gide. Il ne s’agit pas de l’imiter, ce serait prétention ridicule ; mais il faut s’abreuver à cette rare source ; il faut l’admirer comme un exemple unique de ce que peut l’intelligence et la sensibilité de l’homme ; il faut le comprendre, sinon l’aimer, ou bien on risque de devenir grotesque comme M. Henri Massis qui considère Gide comme un diable. Quant à ceux, dont je suis, qui l’aiment, on ne saurait imaginer la joie qu’il leur procure.[une phrase illisible] De son œuvre passée, les enseignements viennent en foule, et surtout l’art s’en élève avec une pureté, une simplicité de lignes qui tiennent du prodige.


     Je n’ai écrit là qu’une faible partie des réflexions qu’on pourrait écrire ; je n’ai parlé que d’un côté de l’œuvre de Gide. Rien ne saurait remplacer la lecture de ses livres, et, dans ses Morceaux choisis, rien ne peut donner une idée plus exacte de Gide que Le Retour de l’Enfant prodigue, une des pages les plus sublimes de la littérature contemporaine.