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Le démon d’André Gide
Avant même qu’elles sortent de presse, les
Pages choisies, d’André Gide, ont été saluées
par une rageuse diatribe du très informé et bien pensant
Massis. Tant mieux, tant mieux. De telles colères soulevées
sont le signe qu’une œuvre est vivante, et qu’elle porte. Il était
temps, d’ailleurs, que Gide devînt l’objet d’autres controverses
que celles des cénacles. Son action — car action il y a, et
puissante, et significative pour l’avenir — est en train de s’étendre
aux hommes qui, en dehors de toute littérature, cherchent une
orientation du cœur, de l’esprit.
Pour se défendre de faire de l’action, de pousser dans un sens,
pour vouloir l’acte détaché de conséquences utiles,
« gratuit », Gide ne peut empêcher que chacune de
ses pensées soit acte efficace, et qu’elle entraîne le
lecteur à sa suite vers un des mille chemins à la découverte
desquels il est parti.
Mille chemins… Qu’il y en ait mille, voilà ce qui, précisément,
désole M. Massis et ses amis. Ils n’acceptent pas que Gide
ne soit à personne et ils le traitent de coquette. Ils n’admettent
pas qu’il refuse de s’asseoir — on est si quiètement installé
dans ce fauteuil — ni qu’il s’obstine à chercher alors qu’eux
ont trouvé, et ils le disent démoniaque.
C’est vrai, André Gide est possédé d’un démon.
Non pas le petit démon qu’imagine M. Massis, celui qu’on voit
à la cathédrale de Strasbourg déguisé
en bête et jouant du tambourin pour faire danser de faciles
pécheresses. Celui-ci est de bien autre taille, bien autrement
subtil. Il rend ceux qu’il possède digne de la ciguë vraiment,
aux yeux de nos modernes Mélétos. Gide corrompt : entendez
qu’il rompt le charme du narcissisme qui tient ensorcelée une
partie de notre jeunesse, qu’il lui arrive de lancer une pierre dans
la petite fontaine où se mirent et s’admirent ses principicules.
Le démon de Gide, c’est celui de la liberté. Même
sans connaître en son entier l’œuvre qui va du Voyage d’Urien
et des Nourritures terrestres à la Symphonie pastorale, on
se rendra compte en lisant les deux volumes de Pages Choisies, simultanément
publiées, l’une chez Crès, pour la jeunesse — oh ! jeunesse,
oh ! Socrate ! — l’autre aux éditions de la Nouvelle Revue
Française. S’il fallait définir un auteur qui fait le
désespoir des simples parce qu’il est indéfinissable,
s’il fallait le saisir en un point, lui qui est insaisissable et se
plaît à l’être, il n’y aurait pas d’autre mot que
celui de liberté.
Vous vous plaignez que toujours André Gide se dérobe.
Soit ! Mais, en se dérobant à vous, c’est de lui qu’il
se défend. Il entend n’être pas prisonnier. Non seulement
la pensée des autres, mais la sienne propre, le sentiment qu’il
vient d’éprouver, l’idée qu’il vient d’exprimer, et
tout ce passé indéfini où d’autres s’attardent,
sont comme autant de lions dont il a peur qu’ils ne l’entravent tout
à l’heure. Il lui faut devant lui le terrain nu où engager
sa démarche aventureuse, l’horizon que rien ne barre, qui demeure
ouvert à tous les possibles. Vous l’aviez, dans les Nourritures
terrestres, cru ivre de païenne sensualité : le voici
dans la Porte étroite, amoureux d’ascétiques renoncements.
Sa ferveur vous semblait devenue toute chrétienne : comtesse
de Saint-Prix, tel Protos, il se joue de vous ; il rit d’Amédée
Fleurissoire, il rit de l’héroïque croisade entreprise
pour délivrer le pape prisonnier de la Loge dans les Caves
du Vatican ; il rit du franc-maçon Anthime qu’il a condamné à se convertir, il rit partout, du jeune et libre rire de Lafcadio.
Sur cet humour, dont la veine fait songer à l’auteur de Tartuffe,
il ne faut point se méprendre. Il ne fait que permettre à
des âmes ardentes de ne pas se laisser consumer tout entières
par leur ardeur. Or, Gide aime tout ce qui dévore l’homme.
Il a son vautour qu’il nourrit de sa meilleure substance. Mais il
n’est pas une proie passive, il échappe aux chaînes.
Il ne se donne que lorsqu’il se veut donner. Toute flamme l’attire,
toujours il s’élance vers celle qu’il découvre nouvelle.
Pourtant — son existence rythmée à l’alternance passionnée
du « premier » et du « second » mouvement
— toujours il se retient de servir d’aliment à un seul foyer.
A temps, il se retire ; il ne rapporte de son élan qu’une étincelle
: il ne rapporte cette étincelle que pour allumer d’autres
feux.
Son démon, disais-je, est celui de Socrate. Il est bien plus
encore celui de Prométhée divin, dont notre époque
maniaque et tendue a besoin pour que lui soit rendue la liberté
d’esprit, et que recommencent de s’animer les statues d’argile.
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