Ère nouvelle


23 décembre 1921

Félix Bertaux

 

Le démon d’André Gide

    Avant même qu’elles sortent de presse, les Pages choisies, d’André Gide, ont été saluées par une rageuse diatribe du très informé et bien pensant Massis. Tant mieux, tant mieux. De telles colères soulevées sont le signe qu’une œuvre est vivante, et qu’elle porte. Il était temps, d’ailleurs, que Gide devînt l’objet d’autres controverses que celles des cénacles. Son action — car action il y a, et puissante, et significative pour l’avenir — est en train de s’étendre aux hommes qui, en dehors de toute littérature, cherchent une orientation du cœur, de l’esprit.


     Pour se défendre de faire de l’action, de pousser dans un sens, pour vouloir l’acte détaché de conséquences utiles, « gratuit », Gide ne peut empêcher que chacune de ses pensées soit acte efficace, et qu’elle entraîne le lecteur à sa suite vers un des mille chemins à la découverte desquels il est parti.


     Mille chemins… Qu’il y en ait mille, voilà ce qui, précisément, désole M. Massis et ses amis. Ils n’acceptent pas que Gide ne soit à personne et ils le traitent de coquette. Ils n’admettent pas qu’il refuse de s’asseoir — on est si quiètement installé dans ce fauteuil — ni qu’il s’obstine à chercher alors qu’eux ont trouvé, et ils le disent démoniaque.


     C’est vrai, André Gide est possédé d’un démon. Non pas le petit démon qu’imagine M. Massis, celui qu’on voit à la cathédrale de Strasbourg déguisé en bête et jouant du tambourin pour faire danser de faciles pécheresses. Celui-ci est de bien autre taille, bien autrement subtil. Il rend ceux qu’il possède digne de la ciguë vraiment, aux yeux de nos modernes Mélétos. Gide corrompt : entendez qu’il rompt le charme du narcissisme qui tient ensorcelée une partie de notre jeunesse, qu’il lui arrive de lancer une pierre dans la petite fontaine où se mirent et s’admirent ses principicules.


     Le démon de Gide, c’est celui de la liberté. Même sans connaître en son entier l’œuvre qui va du Voyage d’Urien et des Nourritures terrestres à la Symphonie pastorale, on se rendra compte en lisant les deux volumes de Pages Choisies, simultanément publiées, l’une chez Crès, pour la jeunesse — oh ! jeunesse, oh ! Socrate ! — l’autre aux éditions de la Nouvelle Revue Française. S’il fallait définir un auteur qui fait le désespoir des simples parce qu’il est indéfinissable, s’il fallait le saisir en un point, lui qui est insaisissable et se plaît à l’être, il n’y aurait pas d’autre mot que celui de liberté.


     Vous vous plaignez que toujours André Gide se dérobe. Soit ! Mais, en se dérobant à vous, c’est de lui qu’il se défend. Il entend n’être pas prisonnier. Non seulement la pensée des autres, mais la sienne propre, le sentiment qu’il vient d’éprouver, l’idée qu’il vient d’exprimer, et tout ce passé indéfini où d’autres s’attardent, sont comme autant de lions dont il a peur qu’ils ne l’entravent tout à l’heure. Il lui faut devant lui le terrain nu où engager sa démarche aventureuse, l’horizon que rien ne barre, qui demeure ouvert à tous les possibles. Vous l’aviez, dans les Nourritures terrestres, cru ivre de païenne sensualité : le voici dans la Porte étroite, amoureux d’ascétiques renoncements. Sa ferveur vous semblait devenue toute chrétienne : comtesse de Saint-Prix, tel Protos, il se joue de vous ; il rit d’Amédée Fleurissoire, il rit de l’héroïque croisade entreprise pour délivrer le pape prisonnier de la Loge dans les Caves du Vatican ; il rit du franc-maçon Anthime qu’il a condamné à se convertir, il rit partout, du jeune et libre rire de Lafcadio.


     Sur cet humour, dont la veine fait songer à l’auteur de Tartuffe, il ne faut point se méprendre. Il ne fait que permettre à des âmes ardentes de ne pas se laisser consumer tout entières par leur ardeur. Or, Gide aime tout ce qui dévore l’homme. Il a son vautour qu’il nourrit de sa meilleure substance. Mais il n’est pas une proie passive, il échappe aux chaînes. Il ne se donne que lorsqu’il se veut donner. Toute flamme l’attire, toujours il s’élance vers celle qu’il découvre nouvelle. Pourtant — son existence rythmée à l’alternance passionnée du « premier » et du « second » mouvement — toujours il se retient de servir d’aliment à un seul foyer. A temps, il se retire ; il ne rapporte de son élan qu’une étincelle : il ne rapporte cette étincelle que pour allumer d’autres feux.
Son démon, disais-je, est celui de Socrate. Il est bien plus encore celui de Prométhée divin, dont notre époque maniaque et tendue a besoin pour que lui soit rendue la liberté d’esprit, et que recommencent de s’animer les statues d’argile.